Saison Un

: Obscure Prophétie

Frann se demandait sincèrement pourquoi il avait accepté de participer à ce salon.
Slalomant à travers la foule,qui s'était rassemblée en petits paquets épars, discutant à vive voix un verre de champagne pétillant à la main, il remuait dans son esprit embrouillé les raisons de sa venue. Ses parents lui avaient communiqué leur désir de se rendre à Vigneaux deux ou trois semaines plus tôt, esquissant le tableau de ce petit rassemblement bourgeois en quelques lignes. Leur hâte résidait principalement dans cette rencontre, même s'il avait mentionné leur envie de le revoir et de s'assurer de sa bonne santé.
Il était vrai que ces dernières semaines n'avaient pas été faciles. Beaucoup d'évènements s'étaient enchaînés… Frann s'était senti pris dans une spirale infernale qui n'en finissait jamais. Mais finalement il était vivant, il respirait, et même, il s'ennuyait. Alors tout allait pour le mieux. Du moins, c'était ce qu'il se répétait pour tenter de se convaincre.

Malheureusement, les motifs de son angoisse étaient nombreux et incontestables. Le positivisme n'avait jamais été son fort.

Et il se retrouvait là, dans cette grande salle d'accueil, richement décorée.
À croire que par-ici, le fléau n'était pas passé. À croire que cet endroit, par miracle, s'était un temps éclipsé du monde alentour. Un petit cocon de passé où rien n'avait existé.
Le jeune homme aurait dû apprécier cette sensation. Ce retour à une réalité paisible, qui était désormais révolue. Mais il n'y parvenait pas. Les images de la catastrophe lui revenaient fréquemment à l'esprit, et ce soir-là n'était pas un soir sans démons.
Alors il tournait en rond, mal-à-l'aise. Nourrissant plus que jamais le sentiment de ne pas être à sa place parmi ces gens… De petits seigneurs de Mistral, qui s'étaient tous rassemblés ici, d'un commun accord, pour discuter l'avenir de la région, et plus particulièrement le sujet de l'aide qu'ils pourraient fournir pour sa reconstruction.
Chacun, au cours d'une réunion respectueuse, y était allé de sa proposition.
Frann, lui, avait sans doute espéré que quelqu'un parle de sa chère bibliothèque. Chaque fois qu'il repassait devant le grand bâtiment amoché, il espérait que des mesures soient mises en place. Une rénovation rapide, des aides pour classer les livres, pour restaurer les pages calcinées…
C'était une partie de l'âme mistraloise qui s'était envolée avec les ouvrages de la bibliothèque.

Quelques participants avaient bien évidemment abordé la question. Et d'ailleurs, Frann leur en était assez reconnaissant. Mais ses parents avaient bien évidemment exposé d'autres projets que celui-ci. Tout autant de choses inutiles, pour briller, pour encore mieux s'établir dans la finance et faire bonne figure. Était-ce une façon de le provoquer ? Il leur avait partagé sa détresse vis-à-vis de cette culture qui s'était envolée. Mais comme toujours, sur ce sujet, ses parents avaient décidé de faire la sourde oreille.
Au fond, le garçon n'était pas vraiment étonné, même si, tout à coup, il regrettait d'avoir perdu une soirée pour ses bêtises. Après tout, lui n'était que le fils de. Et le fils de n'avait rien à faire dans une telle réunion.
Il n'était pas le possédant. Mais quelque part encore le possédé.

Alors, profitant de cette mi-temps, de cet apéritif-dinatoire qui avait été donné après les discussions comme si on avait tiré un trait sur tout ce qui avait pu être débattu, il se fraya un passage loin de tout ce beau monde, appelant discrètement Horace pour qu'il lui emboîte le pas…
Le Chaglam, appréciant se pavaner entre les jambes des invités et récolter, par la même occasion quelques caresses qu'il refusait généralement à son maître, laissa entendre un miaulement irrité et devança le jeune homme en trottant rapidement vers la sortie.

Cette grande salle de réception donnait sur un petit balcon qui surplombait quelques toits de maison. La nuit était tombée deux bonnes heures plus tôt, et désormais, c'était un ciel étoilée qui pesait au-dessus de leurs têtes.
Horace s'étira sur le pavé froid et bâilla à s'en décrocher la mâchoire. Son maître se pencha pour tenter de gratouiller ses longues oreilles, mais fut aussitôt confronté au regard méprisant de son Pokémon. Grognant un peu, il s'appuya alors sur la rambarde, le visage fermé :

━ Tu es décidément un véritable hypocrite…

Même Ovide se montrait plus ouverte à la tendresse… Mais rien que de penser à cette nouvelle recrue, un frisson dégringola le long de sa colonne vertébrale. Il l'avait laissée dans sa Pokéball, sans doute pour ne pas être confronté à des situations trop gênantes en public. Il ne pouvait pas encore tolérer ses petites pattes légèrement pointues sur la peau délicate de son cou… Et d'ailleurs, s'afficher avec une Mimigale sur l'épaule n'aurait sans doute pas un très bel effet dans ce genre de salon.
Aussi se contenta-t-il du mépris capricieux de son Chaglam, sortant un tout petit livre cartonné de la sacoche en cuir tanné de Tauros qu'il avait pris comme kit de survie pour cette longue soirée.

Dans l'obscurité il se mit à lire, non sans mal, profitant de la lumière diffuse provenant de l'intérieur. Les mots avaient toujours réussi à calmer ses pensées effervescentes…

@feat Daisy Et voilà une petit ouverture   j'espère que ça te plaira ! Libre à toi de faire intervenir Daisy comme tu veux :)

La fatigue commençait immanquablement à peser. Quelle heure était-il au juste ? Tard, de toute évidence… La jour avait complètement disparu ; ne restait plus qu'une nuit noire… Une nuit vide, dans laquelle revenait régulièrement se plonger les prunelles grises de Frann, décidément dissipées ce soir-là. Sans cesse, les phrases qu'il lisait s'évaporaient comme neige au soleil ; il n'y avait rien à faire. C'était les insomnies accumulées, les longues journées passées sur les bancs de l'université qui le poussaient à cet état de somnolence avancé… Et du haut de ce balcon, les bras dans le vide, il avait comme une sensation d'apesanteur ; c'était terriblement agréable. Terriblement enivrant aussi. Il ne restait plus qu'à se laisser subjuguer par le doux rutilement des étoiles, qui piquaient par milliers de petits accrocs la grande tenture du ciel ébène.

Si l'étudiant en lettres classiques était venu jusqu'ici pour être tranquille et éviter le blabla incessant de la foule mondaine, il s'était trompé. Une tendance à croire ses idées uniques qui le mettait très souvent dans des situations fort délicates ou désagréables. Ce soir-là, ce fut plutôt la deuxième option. Une voix forte, au débit pesant, se fit entendre dans la lumière… La porte vitrée qui donnait sur son perchoir nocturne était encore ouverte ; un couple en franchit le seuil, comme une brèche dans le silence reposant qui enveloppait jusqu'alors le corps engourdi du garçon.
Il soupira longuement, pestant contre sa malchance, et fit semblant de se replonger dans les pages encrées de son livre, caressant le papier rugueux du bout des doigts. Une façon comme une autre de se faire petit, voire même invisible, et de se détacher complètement de ce qui adviendrait à quelques mètres de lui, dans le faisceau de lumière artificielle.
Sa curiosité, néanmoins, le poussa à observer les silhouettes en clair-obscur du coin de l'œil ; le rayon factice s'accrochait désespérément à une chevelure immaculée, coupée net, en une coiffure de femme élégance. L'homme, quant à lui, qui ne laissait aucune chance à son interlocutrice d’intervenir tant son flot d'explications absurdes était ininterrompu, était un grand monsieur filiforme, très sec, que son costume rendait étonnamment encore plus maigre tant il était ample. Les vêtements de la femme, quant à eux, contrastaient fortement ; même dans la pénombre, on avait aisément conscience de leur grande qualité ; ce n'était pas une tenue de cocktail choisie au hasard : de toute évidence, elle en imposait. Cette "dame" était quelqu'un.
À cette pensée, les prunelles sombres de Frann retrouvèrent les pages grisâtres de son roman. Tout ceci ne le regardait absolument pas. Et d'ailleurs, il espérait bien que son Chaglam reste à sa place et n'aille pas, comme il avait paradoxalement l'habitude de le faire, réclamer des caresses à ces inconnus.

Si le jeune homme parvint à ignorer les élucubrations des nouveaux venus un petit moment, s'accrochant désespérément aux phrases de son ouvrage, le changement soudain de ton le tira néanmoins de son activité ; c'était une voix forte et fière de femme, pas moins dotée d'une grande élégance et même d'un brin de séduction narquoise, qui coupa celle tout à fait soporifique de l'homme. La ponctuation fut cinglante, et Frann ne put retenir un petit haussement de sourcil terriblement expressif : ça, au moins, c'était dit. Et bien dit.
S'il avait été quelqu'un de plus désinhibé, il aurait sans doute éclaté de rire. Mais il se contenta d'un petit sourire qui vint étirer ses lèvres fines.
L'homme n'avait pas goûté au cynisme de la demoiselle ; après s'en être offusqué, il tourna les talons et s'éloigna vivement. Frann, lui, garda le silence, bien décidé à ne pas intervenir, et à garder toutes ses pensées volatiles pour lui : après tout, il ne connaissait pas cette femme restée seule, et n'avait certainement pas envie de la connaître. Les invités de cette soirée ? Décidément très peu pour lui.

Mais alors qu'il était bien décidé à s'éloigner encore un peu plus pour se fondre dans les ténèbres de la nuit, la même voix qui avait été cinglante quelques instants plus tôt, s'éleva pour entonner un petit air mélancolique. Les notes s'élevèrent dans l'obscurité ambiante comme un petit écho à la solitude de ces deux êtres encore séparés par l'ignorance de l'autre…
Si Frann se trouva tout d'abord gêné d'assister à un tel récital, il finit pourtant par se laisser entraîner par la douce mélodie. La voix était joli, il fallait bien l'avouer. Elle avait un je-ne-sais-quoi de très agréable ; ce petit grain qui la rendait irrésistible. Et, dans un troisième temps, il s'intéressa aux paroles, et y tissa sans mal son propre portrait avec un certain embarras.
C'était donc un hasard ; ce soir-là, ce moment, ces mots qui le rappelaient à ses nuits blanches… Drôle d'ironie.
Finalement, lorsque la voix s'interrompit, ce fut pour être remplacée par un miaulement tout à fait insupportable, qui glaça le jeune homme de la tête aux pieds : profitant de son manque d'attention, et porté par sa curiosité maladive, Horace avait décidé de s'aventurer jusqu'aux jambes de l'inconnue et de s'y frotter doucement.
Évidemment, rien de mieux pour révéler sa présence.

Frann laissa échapper un long soupir, et adressa dans l'ombre un regard noir à son Pokémon qui lui répondit par un air tout à fait altier.
Et dire qu'il était venu s'isoler ici pour être tout à fait tranquille… Maintenant, on lui demandait des comptes ; on voulait qu'il décline son identité.
Un léger sourire crispé s'affiche sur le visage page de l'étudiant qui, avant de répondre, ferma son ouvrage en un "clap" distinct, résonnant dans le silence.
Si le jeune femme était de toute évidence une personne charismatique, franche et dominatrice, elle était tombée sur un os ; le garçon, aussi inoffensif et jeune qu'il l'était, avait toujours cultivé une répartie particulièrement piquante :

━ C'est que j'étais là bien avant vous. C'est plutôt à moi de vous demander des comptes… Il chercha le regard de son interlocutrice avec une certain insolence.Merci pour le spectacle en tout cas. La démonstration de rhétorique, et le petit récital aussi ; très approprié à cette soirée à dormir debout, n'est-ce pas ?

Le garçon intima finalement à son Chaglam de le rejoindre, ce que le Pokémon fit non sans une certaine nonchalance.
Cherchant dans la poche de sa veste, Frann sortit finalement un paquet de cigarettes, et en alluma une qu'il avait fichée entre ses lèvres. Il fumait rarement, mais cela lui arrivait. Il avait toujours apprécié cette légère sensation de brûlure dans sa gorge.
C'était aussi une excellente façon d'entamer une conversation, ou de la refermer comme elle s'était ouverte : en une fraction de seconde.

C'était bien ce qu'il comptait faire dès à présent. Après tout, il avait été le premier à venir sur ce balcon : ce n'était certainement pas un rossignol qui allait troubler son isolement.

@feat Daisy