Saison Un

: Obscure Prophétie

— Chhhht !

Un doigt sur la bouche, j’intime à Truc de garder son calme. Le Vivaldaim n’arrête pas de s’agiter depuis que j’ai sorti mon fusil ! Il tourne sur lui-même en bramant d’enthousiasme et redouble d’intensité si j’ai l’audace de tourner le canon dans sa direction. Pas moyen de bosser tranquille ! Et comment je fais, moi ? Pas question de me pointer à la maison après plus d’un mois d’absence sans un bon gigot à offrir ! On est dans la forêt calcinée, la dernière ligne droite avant Kedal. Si je ne chasse pas ici, il ne me restera que les moumoutons des voisins à tirer.

Aie. Foutu jambe plâtrée. Je ne peux même pas faire taire le daim du bout de ma semelle, c’est trop d’acrobaties pour mon corps blessé. J’en fais déjà beaucoup, entre ce voyage de Vigneaux à Kedal et la partie de chasse improvisée. Il va me falloir une proie facile : du genre gros machin stupide qui ne s’enfuit pas aux bruissements d’herbe, que je n’ai pas besoin d’appuis soudain.

Là ! C’est exactement de ça que je parle ! Un Aflamanoir ! Typiquement le genre de viande que ma maman adore : ferme, bien épicée, et en quantité suffisante pour nourrir un régiment. L’animal zieute de gauche à droite, sa trompe agitée pistant les odeurs qui l’entourent en quête de son prochain repas. L’ironie du chasseur devenant chassé. Je m’accroupis contre un tronc couvert de mousse, camouflée par l’herbage dense d’un buisson pour n’en laisser que le canon de mon arme dépasser. Parfait ! Avec ma jambe blessée, c’est la situation idéale : un Pokémon presque immobile, qui me laisse le temps de m’installer, me positionner et viser. J’adopte une position stable en m’aidant du tronc, mon fusil légèrement relevé pour viser la tête de l’animal, cible à la fois sensible et assez imposante pour être réalisable. La bête est à cinq mètres environ, se rapproche sans me remarquer via ses propres débusquages. Je l’ai en joue. Un petit instant d’assurance, brève hésitation pour éviter les erreurs classiques qui ont coûté la vie à bien d’autres. Il est seul, insouciant. Rien d’autre ne bouge. Parfait : tirons.

Mes yeux s’écarquillent à la pression de la détente : une ombre rose s’est interposée entre ma proie et l’arme. Dans un ultime réflexe, je tente de dévier l’arme en réalisant l’évidence, mais il est trop tard.

Le sang gicle à l’écho d’une détonation assourdissante, éclabousse mon visage et mes vêtements en même temps que les herbages qui m’entourent. La vision ainsi brouillée, je n’apprends le résultat de mon tir qu’aux deux plaintes de douleurs qui s’expriment d’une même voix. Celle d’un Aflamanoir gravement blessé au ventre, lequel se vide de son sang en crachant une fournaise de panique autour de lui, quitte à embraser les arbres déjà calcinés de la forêt ; et celle d’un Vivaldaim, dont le cimier fragile aura à peine dévié la balle qui le traversa de part en part.

Je ramène l’arme contre mon buste, lentement, ma main libre remontant jusqu’à mes yeux pour essuyer l’aperçu d’une horreur que je m’apprête à découvrir. Je ne comprends pas. Il était derrière moi l’instant d’avant. Je lui avais dit de se taire, de rester tranquille. Puis d’un coup, aussitôt que j’avais braqué l’arme en direction de ma cible… il avait bondi. Je m’extirpe des buissons, observe l’Aflamanoir puis le daim en sang. Mon regard est neutre, inexpressif, comme déjà vidé de ses larmes. Je suis l’enfant piquée par une guêpe après s’être faite amputée des deux bras. Ça me fait mal, m’irrite et m’énerve au plus haut point, mais je n’ai plus la force d’y réagir. Surtout quand je vois ces yeux… Ces deux pupilles qui brillent d’une lueur radieuse malgré les larmes qui s’y mêlent. Pourquoi tu souris, abrutis ? Pourquoi t’es heureux ? Il m’appelle de ses bramements joyeux entre deux gémissements de douleur. Ses pattes avant s’agitent, tentent de le trainer vers moi, lui qui n’a jamais osé s’approcher. Malheureusement, le reste de son corps joue les poids morts, de là où le sang s’écoule jusqu’aux sabots qu’il traine en arrière.

Je reste debout, mes mains serrées sur mon fusil dans un instant de doute. Le geste suivant serait évident. C’est ce que j’ai toujours fait, depuis ma plus tendre enfance. Cette scène ne devrait rien avoir d’exceptionnel pour la chasseuse que je suis. C’est même plutôt un beau coup : deux pour le prix d’un. Pourtant, la présence de Truc sur le tableau de chasse, lui-même se montrant plus vivant que jamais malgré sa blessure béante, perd mon esprit au-delà de toute logique. Je devrais m’occuper de l’autre, en attendant. Ou devrais-je faire quelque chose pour Truc ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Au lieu de ça, je reste là, debout, à demi-appuyée sur mon plâtre sans rien ressentir d’autre que la confusion du moment.

Du bruit. Une voix. Après un temps, ma tête se relève vers l’étrangère, inexpressive. Elle m’engueule, je crois. Je la regarde s’approcher, regarde son superbe Corvaillus. L’un des rares oiseaux dont la chasse soit impossible. Du moins, pas sans le matériel adéquat. Cette prestance, cette force… C’était pas tous les jours qu’on voyait un truc pareil.
C’est à peine si j’ai entendu l’ordre de l’humaine, pourtant, je suis obnubilée par son Pokémon. Je crois qu’au fond de moi, je savais ce qui allait arriver. Je savais qu’il se dirigeait vers l’animal blessé. Je savais que les prochaines flammèches échappées de l’Afflamanoir seraient ses dernières.

*Crack*

Je trésaille à ce bruit, mes yeux écarquillés se reportant immédiatement sur Truc. La dame. Cette fois, je l’ai entendue, tirée de ma torpeur par une nouvelle horreur.
Immédiatement, je me plie en deux à m’en briser le dos pour me répandre en excuses :

— Pardon, pardon, pardon !

Mon fusil claque tandis que j’en enlève la seconde balle avant qu’un autre accident ne survienne. Voilà, les réflexes reviennent ! Gardant l’arme sous le bras, je vais jusqu’à m’agenouiller, rapprochant ainsi mon visage du pauvre Vivaldaim, lequel persiste à trainer son corps meurtri jusqu’à moi. Je tends une main à raz du sol dans sa direction sans oser l’atteindre, sans oser le toucher. J’hésite toujours. Mon autre main, perdue dans mon sac, s’empare d’un couteau par réflexe. Elle l’agrippe, le relâche, refouille à la recherche d’autres solutions. Hélas, il n’y a qu’une vérité à dire dans cette situation :

— Je, je, je… désolé ! Vraiment, désolé ! D’habitude, je… Mais là… Qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce que je dois faire ? S’il vous plait, dites-moi !

J’ai relevé la tête, prête à affronter le regard sévère de l’adulte dans l’espoir d’y entrevoir un début de réponse. Je n’ai pas peur de me faire réprimander, au contraire : je le mérite. Jamais je n’avais fait une telle erreur, pas depuis mes débuts. Comment cela a-t-il pu arriver ?
Le contact d’une langue contre ma main me fait tressaillir. Je l’éloigne aussitôt du daim et réalise qu’il est parvenu à se trainer sur les maigres centimètres qui nous séparaient, ne laissant qu’une ligne rougeâtre derrière lui.  
Mes mains rougies par le sang reviennent vers lui, tremblantes, empoignent sa petite tête pour en caresser les oreilles. Il brame de bonheur. Brame de douleur. Rebrame de bonheur. Bon sang !

— Arrête de bouger ! Tu, tu… Mais pourquoi t’as fait ça ?!

Je n’arrive toujours pas à en pleurer. Ça n’a tellement aucun sens, on est au-delà de l’irréel.
Sa tête penche, son regard cligne. Je le redresse aussitôt, frissonnant de mille pensées morbides. Ce n’est qu’un daim… Ce n’est qu’un daim, Kata ! Oui, tu n’en chasses jamais, mais tu en as déjà vu plein mourir ! Par mégarde, parce qu’ils se font bouffer, parce qu’ils se retrouvent seuls.
Le coup de fatigue est passé, il brame à nouveau, tressaille à nouveau. Mais pour combien de temps ?

Les premières paroles de l’adulte sont dures à encaisser. Je baisse la tête, déçue mais résolue à l’idée d’affronter seule mon désastre. Entre mes mains, Truc persiste à frotter ses joues contre mes paumes, lèche le bout de mes doigts de sa langue humide. Je ne l’ai jamais vu ainsi. J’aurais tellement voulu… le connaître ? Apprendre à le comprendre ? Pourquoi ne m’en a-t-il pas donné le temps ?

Alors que je ne l’attendais plus, la voix de l’adulte reprend. Elle s’excuse à son tour : je secoue la tête immédiatement, incapable d’accepter les excuses d’une personne dans le vrai. Je suis en faute, je dois l’assumer. Et comme elle me le fait comprendre… c’est à lui que je dois ces excuses.

— Je suis désolé, Truc.

Je sais : le nom brise un peu le charme. Pourtant, la sincérité est là. J’attrape son corps meurtri entre mes bras, le soulève avec toute la délicatesse dont je suis capable et colle son corps ensanglanté contre ma tenue de haillons, son dos lové au creux de mon bras. Sa petite tête s’étire jusqu’à mon cou malgré la douleur. J’ai l’impression qu’on se rencontre pour la première fois. Jamais nos yeux ne s’étaient croisés ainsi. Jamais je ne m’étais vue dans ses prunelles.

— Je ne sais toujours pas… Ce que tu attendais de moi. Enfin, si… Du coup… Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Et… Et…

Une respiration difficile me fait tressaillir. J’agite la tête de gauche à droite, expulsant un début de larmes qui s’immiscent enfin parmi mes yeux.

— Et pourquoi vous partez tous ? Je sais, je suis… Je suis pas douée, mais… Puis… Si tu avais attendu…

Je le ramenai chez lui. Tout comme Coach, tout comme ses enfants. S’il voulait tant que ça me quitter, il n’avait qu’à attendre ! Pas la peine de s’infliger ça. Pas la peine de m’abandonner ainsi…

— Je m’en fichai, moi, que vous soyez pas des chasseurs… J’voulais juste… juste…

J’ignore ce que je voulais, en vrai. Devenir une ranger ? Aider les gens. J’aurais voulu qu’on les aide tous ensemble, qu’on chasse en équipe, qu’on vive comme mes parents et leurs Pokémon. Ma prise se renforce sur le corps meurtri de mon ami, lequel couine en sentant une pression proche de sa blessure. C’est vrai. La dame ne m’a pas dit de prendre mon temps. Il est déjà écoulé, notre temps à deux. Mes yeux dévient vers la fleur ornant le crâne de mon Pokémon et dont les pétales flétrissent à vue d’œil.

La voix. Celle de l’adulte. La voilà qui me tend un couteau après m’avoir ordonné de finir ce que j’ai commencé. Je secoue ma main libre, refusant l’offrande avant de fouiller mon sac à l’aveugle. Quitte à l’assumer jusqu’au bout, je préfère le faire avec mon propre couteau, question de principe. Ma main remue une nouvelle fois parmi mon bordel rempli d’acier, mais ce sera la fois de trop pour le Pokémon alphabétique que je n’arrête pas de déranger : celui-ci s’extirpe du sac mécontent, s’étire dans les airs de ses deux branches tendues et reprend l’apparence d’où il tire son nom en virevoltant autour de ma tête.
Je l’ignore, bien trop occupée à cajoler Truc de la main qui le retient. Il me reste tant à dire… pourtant, les mots refusent de venir. Ma main me parait étrangère, ainsi armée, alors que j’ai déjà achevé tant de bêtes. La différence, c’est que Truc est calme. Je n’ai pas à l’immobiliser, l’endormir ou l’empoisonner. Il brame d’une voix faible en me léchant le menton, et ce, jusqu’à ce qu’une unique note tenue ne se fasse entendre au-dessus de ma tête.

L’étrange mélodie du Zarbi attire l’attention de Truc et fait râter un battement de cœur : le Vivaldaim a relevé la tête, suit maintenant l’animal en forme de N, et repère aussitôt l’arme dans ma main. D’instinct, ma voix murmure des pensées évadées :

— Pitié, ne fuis pas.

Je ne veux pas l’abattre ainsi, tandis qu’il hurle, pleure et se débat, cherchant à fuir la chasseresse comme n’importe lequel des siens.
Non, il ne fuit pas. Ses yeux reviennent jusqu’aux miens, embués à leur tour d’une peine nouvelle. Comment a-t-il pu ne pas le comprendre ? Comment peut-il entrevoir autre chose après une pareille blessure ? Il brame, remue ses pattes indemnes et les dirige dans une direction au hasard, cherchant à m’exprimer quelque chose comme il vit Coach le faire si souvent.

— Je ne comprends pas, Truc…

Je jette un œil à l’adulte, des fois qu’elle aurait une meilleure explication. D’ailleurs, ses paroles me reviennent en tête. Finir ce que j’ai commencé. Et toi, Truc ? Y’a-t-il quelque chose que tu voudrais achever avant de t’en aller ?
Une quinte de toux te prend. Je rattrape ton corps fragile pour t’éviter de basculer sous le choc. Loin de te laisser abattre, tu redresses aussitôt la tête, m’observe dans les yeux et fini par lever les pattes en l’air, vers les cieux. Le soleil, camouflé par les arbres calcinés et la fumée ambiante des feux de forêt mourants. Est-ce le soleil que tu me désignes ainsi ?

Mon regard dévie automatiquement vers la solution d’évidence, armée de ses puissantes ailes d’acier, puis vers sa maitresse si sévère et si juste.
Mon couteau disparait au fond d’une poche alors que je me redresse, serrant le daim contre mon corps en m’assurant qu’il bouge le moins possible. J’en viens même à m’appuyer sur ma jambe plâtrée par moment, si cela peut lui éviter de souffrir davantage.  

— Je sais qu’il nous reste peu de temps, et que vous allez me trouver faible, mais… s’il a quelque chose à finir, lui aussi, je veux l’aider avant… Je lui dois bien ça !

Le daim se colle contre moi en jetant son tout premier coup d’œil en direction de l’étrangère. Lui aussi semble la supplier du regard, à moins que ce ne soit son air pitoyable qui donne cette impression. Car sous les yeux de Daisy, le premier des pétales de sa fleur s’échoua lentement jusqu’au sol.

Alors que Truc et moi espérions son aide, la dame s’est reculée pour rester loin de nous. J’obéis à son ordre sans broncher et demeure immobile, ne souhaitant pas agacer davantage celle qui m’a conseillé. Truc n’ira pas dans les cieux aujourd’hui. Par contre, il aura droit à un miracle : celui d’une fée guérisseuse.

Une fois la lumière dissipée, le sang achève enfin de couler des plaies du pauvre daim torturé, ne laissant qu’une large cicatrice de part et d’autre de son corps pour marquer le reste des dégâts qu’on ne peut que supposer. Un second pétale est tombé durant l’opération, pourtant, je perçois sa respiration bien plus stable qu’avant. Ses spasmes et autres quintes de toux soudaines ont cessé, ne laissant dans mes bras qu’un animal blessé encore tremblant de cette expérience douloureuse.

— Tu… Tu l’as sauvé ?

Je n’aurais pas cru cela possible. Pas après qu’elle m’ait conseillé de l’abattre, ni après lui avoir fait mes adieux. Naturellement, une de mes mains se tend vers le Mélodelfe pour essayer de lui caresser la tête en guise de remerciement sans me soucier du sang coulé qui vacille encore à chacun de mes mouvements.

Puis vient le sermon. J’en écoute chaque phrase, chaque mot sans même hocher la tête, concentrée au maximum de mes capacités pour m’en imprégner.

— Oui, Madame. Merci, Madame.

Je ne pensais pas que la vie serait ainsi. J’abaisse la tête, le visage rouge de honte. Malgré sa guérison, Truc est au bord de l’épuisement. Il me regarde de ses yeux ternes tandis qu’un nouveau pétale chute le long de son crâne. Il n’en reste plus grand-chose, de cette fleur autrefois si ravissante.

— Je pensais que c’était… moins difficile. Personne m’a jamais dit tout ça. On m’a toujours dit qu’il faut juste être gentil avec les gens et bien faire son travail.

Hélas, la vie n’a pas manqué de me montrer l’inverse à plusieurs reprises en un mois seulement. Et voilà que maintenant, ça empire : je n’arrive même plus à faire mon travail à cause des horreurs qui me tourmentent.
Ça me frustre. J’ai l’impression d’avoir été abandonnée une fois encore. Et il aura fallu une inconnue pour me le faire comprendre ! Je redresse la tête après ces paroles et enchaine sur un ton plus assuré malgré la tristesse qui perle encore de mes yeux :

— Je vais apprendre à vivre comme vous avez dit. J’aiderai Truc, je deviendrai une bonne ranger et une bonne chasseuse, et je ferai que mon histoire, elle continue jusqu’à ce que j’y arrive, même quand c’est dur.

Mon regard se porte alors sur la dame, sur le cadavre d’Afflamanoir derrière elle, puis sur Truc. Ouep, ce furent de bien belles paroles, mais la situation est toujours merdique. Comment voulez-vous que je trimballe un Afflamanoir, un Vivaldaim et ma jambe plâtrée à moi toute seule ?
J’ai presque failli redemander son aide ! Sauf que cette fois, ses paroles ancrées dans ma mémoire m’en empêchent. Sans rien expliquer, je m’accroupis, pose le daim allongé au sol, détache mon sac et commence à en sortir tout un tas de choses, à commencer par l’énorme piège à Lougaroc qui prend une bonne partie de sa contenance.

— Madame ? repris-je lorsqu’une idée me vint en tête. Qu’est-ce que vous pensez des rangers ?

Bien que je sois prête à adhérer à sa philosophie survivaliste, j’ai eu ce sentiment bizarre à son écoute de ne pas y avoir ma place en tant que ranger. Après-tout, si chacun luttait à sa façon sans jamais espérer l’aide d’autrui, nous, ranger, n’aurions pas de raison d’être.
Le temps que nous discutions, je me retrouve à attacher tout un tas d’attirail en bandoulière autour de moi, notamment le piège à Lougaroc et un bon paquet de cordes enroulées. Mes poches aussi s’emplissent de cartouches et autres utilitaires pour faire un maximum de place dans le sac, tout ceci dans le but d’y faire rentrer Truc allongé, avec sa petite tête dépassant de la fermeture. Je sais : le rentrer dans sa pokeball aurait été plus logique. Mais je préfère le garder à l’œil : manquerait plus qu’il clamse dans sa pokeball, le pauvre ! Ou au moment du transfert : c’est peut-être brutal, ce rayon rouge ! Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je ne prendrais pas ce genre de risque maintenant.

Remercier, n’est-ce pas une chose naturelle ? Je remercie toujours les gens qui m’aident, même s’ils le font par engueulade. De plus, elle qui a sauvé Truc le mérite plus encore que tous les autres ! J’ignore si elle se rend compte de cette admiration qui grimpe peu à peu. Après le mal et les peines des derniers jours, quelqu’un de droit et d’autoritaire était justement ce qu’il me manquait. Mes parents auraient surement joué ce rôle si je les avais rejoints avant. En y réfléchissant, avant le début de mon aventure, je n’ai jamais agi par moi-même, sans personne derrière-moi pour assurer mes arrières et prévenir mes erreurs. Bien sûr, j’ai déjà chassé seule, mais la chaleur du foyer n’était jamais loin.

J’achève d’installer Truc après la tirade de l’adulte sur les rangers. Je m’attendais à plus d’animosité. Il me semble la comprendre, du moins en partie. Cela se rapproche de ce qu’elle vient de faire pour moi. Je m’imaginerais mal faire de même en pleine mission. Le temps est souvent un élément clé, m’a déjà dit mon papa. Mais peut-être pourrais-je y réfléchir à l’avenir ? J’y penserai durant ma prochaine mission.
Malgré cela, je me montre curieuse et demande à l’adulte de pousser davantage son explication sur un point précis !

— Mais souvent, ils sont égoïstes pour sauver des vies, non ?

J’agite un morceau de tissu devant N : celui-ci comprend ma demande et s’empresse d’utiliser sa puissance caché. De mystérieuses bulles naissent de l’air autour de lui et se jettent sur le torchon pour l’imbiber d’eau. Je l’essore rapidement et en frotte le visage du pauvre daim avec délicatesse pour nettoyer une partie du sang qui le recouvre. Je n’ose pas descendre jusqu’à sa plaie, de crainte de la rouvrir.
Truc commence à s’endormir dans le sac, ne laissant que sa petite tête dépasser pour la poser contre mon flanc. Aux nouvelles questions de l’adulte, la plus évidente des réponses me vient accompagnée de mon plus bel étonnement :

— Ben, parce que c’est Truc !

Je me redresse, mon bras libre encore chargé de tout un bordel de chasse et me dirige vers l’Aflamanoir pour la seconde partie de mon plan. Celle initialement prévue lors du tir de fusil. La seule différence, c’est que je trimballe quelques kilos de plus. Tout devrait bien se passer, non ? D’accord, mon dos dit déjà l’inverse, mais c’est du détail…

— Mes parents, ils sont chasseurs avant tout, comme moi. On fournit de la nourriture, des peaux et des tas d’autres trucs aux quatre coins de Mistral. C’est mon papa qui a décidé qu’on devrait rejoindre les ranger. Parce que notre travail, c’est aussi de faire que la nature et les humains, on vive bien ensemble.

D’abord, le coup de canif. C’est le genre de réflexe qu’on apprend vite à avoir, même devant un cadavre à moitié écrasé par un puissant Corvaillus. Combien de chasseurs se sont fait avoir par des Pokémon feintant la mort ?
Ensuite, les cordes. Quitte à les avoir sorties, autant s’en servir. Sa tête n’ayant pas de prise, j’essaye de la placer entre ses quatre pattes pour la faire tenir en place et faire prendre une forme boulimique au Pokémon. Je le saucissonne entre les cordes autant que possible, tant pour m’en débarrasser que pour le faire tenir en place. J’ai également tranché l’étrange machinerie dans son dos pour éviter qu’elle ne s’accroche n’importe où en chemin.
Enfin, je déplie ce qui ressemble à une énorme bâche et en recouvre le Pokémon. Plus qu’à le faire rouler sur le dos, et le voilà entièrement dans le sac de chasse, évitant ainsi la piste de sang et de nombreux autres désagréments qu’entrainent le trainage d’un cadavre.
Je fais tout cela sans difficulté malgré ma jambe blessée, et tout en discutant avec l’adulte d'un enthousiasme bien supérieur à parler de ce que j'aime faire malgré ma peine toujours présente. Si mon coup de feu malheureux a pu faire croire à mon incompétence, mon expérience est déjà bien plus visible à présent. Ce n’est clairement pas le premier Aflamanoir que je saucissonne ainsi, ni le dernier. Évidemment, tout aurait été plus simple avec une brouette ou n’importe quel autre transport, mais nous devons souvent faire sans lorsque nous nous enfonçons plus loin dans les bois.

— Mes parents, ils vont souvent en mission avec des grands ranger quand il faut calmer des Pokémon dangereux. Et quand personne y arrive, c’est eux qui protègent les autres rangers.

J’ai fini par m’attacher mon traine gibier sur le dos, prête à tirer le sac sur la longue distance qui nous sépare encore de Kedal. J’avoue que sans Truc, ça aurait déjà été compliqué… mais je m’en serais sortie. Par contre, là, j’ai beau avoir la force suffisante pour tirer le machin en appuyant fort sur ma béquille et ma jambe valide, je sens que je vais mettre une éternité avant d’arriver à Kedal, le tout avec le dos en compote !

— Vous… Vous savez, ouf… tout ce que j’ai dit à Truc, tout à l’heure, c’est vrai. Moi, je… pfiou… je voulais un chasseur : Un Arcanin, ou un Voltali comme ma maman.

Tiens ? On dirait que je m’habitue à la charge, mon fardeau me semble plus léger d’un coup.

— Mais quand Truc m’a suivi, puis d’autres… j’ai pensé qu’on pourrait faire autrement, avec eux, pasque, pasque… au final, je les aimais bien.

Je jette un œil en arrière, persuadée d’avoir brisé mon attirail pour que le poids devienne aussi léger : mais non, c’est juste l’énorme Pokémon de Madame qui me vient en aide. Je reporte mon regard sur elle, étonnée de recevoir une seconde faveur de sa part quand la première paraissait déjà si exceptionnelle.

— Euh… merci.