Saison Un

: Obscure Prophétie

Chez les Parlet, il n'y avait jamais eu une semaine sans réception. Les visites mondaines étaient courantes, et généralement, tout le monde se précipitait gaiement au manoir familial le temps d'une après-midi. Tout juste assez pour jouer aux hypocrites et repartir la bouche pleine d'accusations et de reproches. Car les calomnies, rumeurs et cabales étaient courantes dans ce milieu ; ce n'était certainement pas une chose à oublier ou à prendre à la légère.
Dans le sens inverse, les dîners étaient beaucoup plus rares. Drôle de chose quand on savait le nombre de repas que donnait la maisonnée à l'année. Drôle de chose, mais tout à fait explicable, et sans même avoir à se casser la tête.
Les Parlet n'étaient appréciés qu'en apparence : on n'osait pas éconduire leurs invitations, mais par contre, on savait les oublier lors de petites réceptions privées. Qui désirait donc s'embarrasser de ces dévots redondants, dont les leçons hautement pieuses n'étaient pas respectées d'eux-même ?
Peu de gens, en réalité. Bien peu de gens.
Alors, on se contentait de noter leur nom sur les papiers d'invitation lorsque cela était nécessaire. On savait que les richesses étaient abondantes dans cette famille ; lorsque les dîners s'organisaient autour d'une affaire, on prenait bien soin de les prier de faire part de leur auguste présence. Éclatants, désirant à tout prix briller et s'imposer en société, on était sûr que les Parlet cèderaient au financement, encouragés par quelques arguments bien choisis. Il n'en fallait pas plus.
Et c'était ainsi qu'on usait d'eux. Aussi simplement. Tout était un jeu de dissimulation, rondement mené ; et dans les multiples salons qui se tenaient à Roc-Amandour ou le reste de la région, ces histoires amusaient beaucoup.
Ce petit refrain de "je t'aime moi non plus" était finalement seulement ignoré des principaux intéressés. Ou du moins, en apparence. Sans doute la vieille Parlet avait-elle dû entendre de ces mauvais mots qui gambadaient à son sujet… Elle s'en était peut-être même offusquée à l'époque, mais désormais, six pieds sous terre, il n'y avait plus personne pour confirmer cette hypothèse ou au contraire la remettre en doute. Motus et bouche cousue, comme on disait. Et si les parents de Frann, dernière génération de cette illustre famille, avaient ouï dire quelque chose, ils s'étaient bien gardés d'en discuter devant leur fils.
Il arrivait donc de passer plusieurs mois sans avoir été invité par monts ou par vaux, n'importe où dans la région. Car, bien évidemment, les Parlet dépréciaient plus particulièrement les autres maisons de Roc-Amandour. Tout autant de nobliaux qui leur volaient la vedette… Seule une famille trouvait grâce à leurs yeux, et pour cause : les Ordior dominaient la ville du haut de leur extraordinaire château, bâtisse ancestrale. Les véritables seigneurs de Roc-Amandour, c'était eux. Et tout le monde le savait pertinemment. C'était d'ailleurs devenu l'argument préféré des opposants aux Parlet : une non-légitimité pour contester le pouvoir qu'ils affichaient au grand jour.
Cette admiration presque maladive, et sans doute un peu jalouse, tenait aussi au fait que les Ordior, contrairement aux autres familles de la ville ou d'ailleurs, n'avaient jamais pris la peine d'inviter les Parlet. Ce n'était pas une question de mépris, ou même de désaveu, non. Une pure ignorance ; ou un "pas le temps" stratégique. Sans y être amenés, les grands seigneurs de la ville ne voyaient sans doute pas de raison de réunir cette famille au sein de leur belle et grande demeure. C'était évident : une question de logique, ni plus, ni moins.
Et cette indifférence aucunement dissimulée était sans doute le plus grand tracas que connurent les Parlet à cette époque : on s'interrogeait sur le motif d'un tel silence, d'un tel désert. Et on espérait, tout au fond de soi, non sans cracher quelques fois son venin sur l'immaculé de cette maison ancestrale, qu'on soit un jour invité.  

Et ce jour, ce grand et illustre jour, arriva.

Frann allait alors sur ses treize ans. Jeune adolescent malingre, la puberté tardait à faire son effet chez lui. Sa voix fluette s'était à peine modulée, et il restait assez petit comparé aux autres, comme il l'avait toujours été. Cela ne l'empêchait pas, évidemment, de s'imposer auprès des enfants de son âge. Il avait toujours eu un bagout particulièrement acéré et n'hésitait devant rien pour imposer sa suprématie. Un petit tyran en somme, qu'on élevait d'ailleurs dans ce but.
Au fond, il suivait assez fidèlement la voie tracée par ses parents. Son père et sa mère, fiers dans les affaires, et désireux de lumière et de reconnaissance, voyaient en leur fils un héritier de choix, qu'ils sculptaient selon leurs envies.
Mais, tôt ou tard, ils apprendraient bien à leur dépend que Frann n'était pas seulement une glaise malléable. Déjà à cette époque, ses livres l'accompagnaient partout. Et s'il rougissait sous le regard insistant et autoritaire de ses géniteurs, il ne s'empêchait pas de lire : c'était ses moments à lui, rien qu'à lui, et son seul espoir d'évasion de cette ville qu'il percevait de plus en plus comme un petit bout de paradis derrière des barreaux.  

L'excitation familiale lorsqu'il avait appris qu'il allaient manger chez les Ordior un dimanche après la messe traditionnelle, il avait eu du mal à la comprendre. À son âge, bien que le monde commençait à se dessiner dans tout son relief, on ne saisissait pas encore tout. Bien des années après, il avait pu comprendre qu'une affaire sérieuse – certainement de gros sous – avaient réunis sa famille et celle des grands seigneurs de la ville sous le même toit le temps de cette après-midi inoubliable.
Mais au fond, peu lui important. Son lui du présent, ou celui qu'il serait dans le futur, ne se souvenaient que des rencontres effectuées au cours de cette journée décidément hors-norme.

Sa première satisfaction avait été de pouvoir pénétrer dans ce château qu'il avait toujours admiré. Un extraordinaire édifice, qui ne lui rappelait que trop ses romans de chevalerie comptant au nombre de ses ouvrages préférés. Entrer chez les Ordior était donc pour lui un fantasme inavoué et ce jour-là assouvi, avec un plaisir à peine dissimulé. Pour l'occasion, sa mère avait voulu l'habiller d'un costume de petit monsieur, particulièrement serré.
D'un gris cendré, l'ensemble avec ses cheveux noir corbeau n'était pas du meilleur goût. Mais l'adolescent un peu pataud et mal dans sa peau qu'il était n'avait pas vraiment tenu compte de ce détail. Après tout, le costume était à sa taille et s'ajustait à son corps de passerouge : c'était le principal.
Du reste, son projet de visite était clair : il ferait le tour de la réception, peut-être des autres pièces si cela était autorisé, admirerait sans doute l'architecture puis, après le repas qui serait particulièrement long et barbant – comme il en avait l'habitude – trouverait un coin silencieux et lirait jusqu'à ce que la soirée prenne fin.

Lorsqu'on leur ouvrit les portes, sa mère lui intimant de rester derrière elle, avec Tante Ursule qu'il essayait pourtant de fuir comme la peste, le premier point du programme lui sembla compromis. C'était d'abord dans un vestibule qu'ils débouchaient, et on les menaient dans une petite salle qui avait tout l'air d'un salon, joliment aménagé pour l'occasion. Une légère musique trottait dans l'air, et de grandes portes ouvraient sur une grande salle, où des tables étaient disposées, chargés de mets certainement tous plus exquis les uns que les autres. De grands escaliers menaient à l'étage supérieur, et de ce fait au reste du château : Frann savait déjà pertinemment qu'il n'oserait monter ces marches particulièrement élevées, de peur d'être réprimandé. Il avisa alors les plats et sentit son estomac discrètement gargouiller… Le Chaffreux de la famille, Sénèque, s'avançait à pas lourds, et semblait lui aussi particulièrement intéressé par les douces fragrances qui régnaient dans le salon… 

L'adolescent ne fit attention au reste qu'après avoir écopé d'une énième remarque désagréable de sa tante. Son regard alerte glissa alors sur les deux enfants qui se trouvaient un peu plus loin et paraissaient l'observer depuis bien plus longtemps que lui. Par réflexe, il fronça un peu les sourcils, et sentit ses joues le brûler quelque secondes. Il y avait un garçon, sans doute un poil plus jeune que lui… Dans son costume, il avait bien meilleure allure que lui, et cette constatation piqua son orgueil déjà un peu ébréché. Quant à la demoiselle, elle était tout à fait charmante, comme avaient coutume de dire ses parents. Inconsciemment, il imitait son père par cette pensée fugace : oui, elle avait de grands yeux, un visage de poupée, de longs cheveux soyeux, et une robe qui lui allait à merveille.
Le jeune garçon qu'il était se sentit tout timide à cette découverte inattendue, et détourna bien vite le regard, préférant suivre tranquillement la procession.

Après quelques courbettes auxquelles le garçon se plia de mauvaise grâce, le maître de maison, un homme à l'air sévère, les accompagna dans la grande salle et leur présenta le repas avec fierté, ventant ses cuisiniers. Et, petit à petit, la conversation dériva sur d'autres sujets… Jusqu'à ce que le noble seigneur trouve un intérêt à faire les présentation : tous les convives encore présents dans le salons avaient suivis, y compris la jeune fille et celui qui était son frère, comme l'apprendrait bientôt Frann avec beaucoup d'indifférence.

On désigna d'abord la maîtresse de maison, une femme resplendissante, au chignon savamment travaillé et à la robe étincelante… Puis, ce fut au tour des enfants : le frère aîné, et les deux jumeaux. Le garçon ne prit pas vraiment la peine de retenir tous les noms, détestant sincèrement ces rencontres nobiliaires… Seuls deux prénoms s'accrochèrent à sa mémoire : celui du garçon, le plus jeune, dont il était particulièrement jaloux sans vraiment pouvoir se l'expliquer, et celui de la jeune fille, qu'il scruta avec insistance, les joues un peu rougissantes et le regard fixe et froid, pour ne trahir aucun sentiments qui animaient son fort-intérieur.
Il s'inclina doucement, murmurant un "Ravi de vous connaître" plutôt hypocrite et très guindé, avant d'être entraîné par le discours de sa mère, qui avait visiblement décidé de parler de lui à Madame Ordior, après avoir bien évidemment complimenté les enfants de cette dernière… Frann se raccrocha à ses paroles à la mention de Jade, évidemment, dont son regard fuyant ne pouvait se détacher :

━ … Quelle jolie jeune fille ! Votre robe vous va à ravir, et vous ressemblez de toute évidence beaucoup à votre mère ! Elle tira Frann contre elle, et l'introduisit avec un immense sourire. ━ Frann a presque votre âge. Je suis sûre que vous allez bien vous entendre.

Le garçon leva un regard tout à fait perplexe sur le visage de sa mère et fit un instant la moue, peu convaincu par toute cette affaire.
Il n'aimait pas vraiment se coller aux enfants de son âge : faire cavalier seul lui convenait beaucoup mieux…
Et lorsque les femmes s'éloignèrent pour le laisser tout seul avec les deux jumeaux, le rouge ensanglanta ses joues de plus belles. Il fut pris d'un intense moment d'hésitation : que devait-il faire ? Fuir serait désormais parfaitement ridicule.
Alors, d'une voix froide mais hésitante, qui traduisait à cet instant précis un certain malaise, il prit la parole pour réciter quelques formules toutes faites qu'on lui avait appris dès son plus jeune âge :

━ Je… Serais ravi d'apprendre à vous connaître. Je m'appelle Frann… Et vous…… Vous êtes donc Ilhad et Jade, c'est bien cela…? Il s'interrompit un instant, reprenant son souffle, droit et tendu comme un piquet, avant d'oser demander avec un certain culot : Vous pensez que vous pourriez me faire visiter votre château…? Ou au moins quelques pièces. Je n'ai encore jamais encore eu l'occasion d'en voir un aussi grand…

@feat Jade Désolée pour la petite attente ! Le rp s'annonce vraiment très sympa… J'espère n'avoir fait aucune erreur

Frann aurait presque rougi de cette drôle de demande. Et ce pour deux raisons.
La première, évidemment, c'était le culot de cette simple question. Il connaissait à peine ces deux jeunes héritiers, et lui, simple invité, exigeait déjà une telle faveur…! Si sa mère avait été là, ou pire, Tante Ursule, on lui aurait certainement tiré les oreilles…!
La seconde était plus subtile. Il avait à demi-mot avoué le manque de possession de sa famille… Il était vrai que les Parlet faisaient seulement partie de la petite aristocratie… Des châteaux, ils n'en avaient pas. Ou alors, de tout petits. Et Frann habitait dans un grand manoir, c'était tout. Et cela faisait bien évidemment toute la différence. Les manoirs, c'était bon pour les romans gothiques, mais pour le reste…! Point de chevalier, point de grands seigneurs. Il savait de source sûre que ce détail complexait fortement ses parents… Mais chut, il ne dirait pas un mot de plus.
Lui, s'il voulait visiter la somptueuse demeure des Ordior, c'était avant tout pour nourrir son insatiable curiosité, et ses rêves d'adolescents. Il était bien connu que les contes et grandes épopées chevaleresques étaient ses lectures favorites. Et au cœur de ce magnifique château, il retracerait sans doute tous les éléments qu'il s'était déjà imaginés le nez plongé dans ses bouquins.

Frann s'attendit à une certaine hilarité de la part de ses nouveaux camarades. Mais l'excitation qu'il put lire dans les prunelles de la jeune demoiselle gonfla son cœur d'une grande espérance : c'était donc un oui…?
Il n'en croyait pas ses mirettes. Après tout, Monsieur et Madame Ordior avaient peut-être interdit à leurs enfants de monter à l'étage…
Dans un ultime effort, le brun esquissa donc un léger sourire, un peu crispé, mais non moins content et sincère. Le jumeau de Jade sembla également approuver le programme, et lorsque la gamine eut donné son accord, tout le petit groupe se dirigea rapidement hors du salon pour revenir dans le hall d'entrée et rejoindre les grands escaliers, couverts d'un velours rouge absolument resplendissant.
L'adolescent eut un petit coup d'œil méfiant derrière son épaule, craignant que les œillades méchantes de Tante Ursule ne le surprennent dans son entreprise, mais la voie était visiblement libre… Seul Sénèque, le Chaffreux de la famille, déjà fatigué par les quelques pas effectués pour parvenir jusqu'au château, était témoin de la scène. Il poussa un miaulement rauque auquel Frann ne répondit pas, préférant l'ignorer royalement : ce n'était certainement pas lui qui allait lui mettre des bâtons dans les roues !

Aussi monta-t-il à pas de Lougaroc les marches du grand escalier, se tenant du bout des doigts à la rampe qu'il effleura avec grand plaisir… Bientôt, le brouhaha ambiant s'atténua, et une fois arrivés en haut, Jade marqua un arrêt, imitée par son frère. Ce ne fut qu'à ce moment-là que Frann découvrit un drôle de pokémon qu'il n'avait jamais vu auparavant et qu'il trouva particulièrement élégant. La créature, au capuchon sombre, l'observa à première vue avec beaucoup de méfiance. Le garçon expliqua ce comportement par une naturelle timidité en présence d'étrangers, mais lorsqu'il s'avança pour mieux admirer le Tarsal, comme le lui présentait la jeune fille, ce dernier parut se tendre. Un léger picotement parcourut la nuque du garçon ; il grimaça à la question de Jade, et répondit d'une voix sombre qui trahissait une profonde amertume :

▬ Hmm… Non. Mais je suis sûr qu'elle est de type fée…

Il baissa les yeux, un peu honteux, et franchit les dernières marches en s'écartant largement du pokémon pour ne pas l'inquiéter. Chaque fois qu'il croisait une créature féérique, il sentait toujours un gouffre les séparer. Comme s'ils étaient tout à fait incompatibles. Parfois même, certains Pokémon le fuyaient… Drôle de phénomène, qu'il ne s'expliquait que très difficilement… Ou peut-être…?
Non, il ne voulait pas y penser.

Toujours était-il qu'il ne préférait pas insister. Cela n'amenait jamais rien de bon, c'était tout à fait inutile.
Il soupira longuement, sa joie et sa hâte s'atténuant sous le profond déplaisir que lui infligeait cette rencontre. Il observa du coin de l'œil Jade, pour s'assurer qu'elle n'avait rien remarqué, ainsi que son jumeau, qui lui parut à sa plus grande crainte assez étonné par l'affaire.

Mais personne ne s'attarda sur la question. Ilhad préféra couper sa sœur dans son élan passionné en la taquinant gentiment, ce qui ne sembla qu'aggraver la situation : la demoiselle était une véritable girouette ! À la mention du mot "bibliothèque", ses iris semblèrent s'illuminer d'une idée prodigieuse…! Et d'ailleurs, les prunelles grises de Frann s'animèrent aussi : une bibliothèque…? Une grande bibliothèque de château ? Oh, quelle merveille !
Il cacha à peine sa joie lorsque Jade lui proposa de l'y emmener. Un immense sourire effaça sa moue agacée. Il regarda la jeune fille droit dans les yeux, et lui répondit avec étonnamment beaucoup de gaieté, ce qui traduisait sans aucun doute un très grand intérêt pour la question :

▬ Vous ne vous rendez pas compte à quel point je serais heureux de pouvoir la visiter…! Surtout si elle est aussi formidable que vous semblez me le faire entendre ! Il s'interrompit, trépignant presque d'impatience, et fit glisser son regard brillant sur le visage d'Ilhad. Cela ne vous dérange pas d'y faire un tour, j'espère ? Il hésita à continuer sur sa lancée, mais très enthousiaste, il ne put retenir sa langue. J'adore lire. J'ai déjà lu une centaine de livres ! Mais mes parents essaient de me réfréner, alors…

À ces mots, comme pour ponctuer ces calomnies sur ses géniteurs, le miaulement rocailleux du Chaffreux de la famille se fit entendre derrière eux, détournant l'attention du Tarsal qui portait toujours un regard très méfiant sur l'inconnu. Le gros félin montait les marches avec beaucoup de difficulté, et une fois parvenu à l'étage, se rangea aux côtés du jeune héritier, cherchant quelques caresses.
Frann pesta et lui jeta un regard furieux :

▬ Sénèque…! Arrête de me suivre partout ! Redescends, je n'ai pas besoin de toi !

Depuis l'accident, le Chaffreux ne le lâchait plus d'une semelle…

@feat Jade

Sénèque était un gros matou particulièrement fier. Son poids démentiel avait dû le gêner pour montrer les escaliers, mais finalement, il était là, et ce n'était certainement pas les vociférations du petit maître qui allaient le faire redescendre. La première étape de sa mission accomplie avec brio, il comptait bien la mener jusqu'au bout, sans lésiner sur les moyens. Frann était sous sa responsabilité : il s'était passablement fait disputer quelques années plus tôt et avait retenu la leçon.
Ce petit brun était une véritable plaie, il fallait bien l'avouer… Mais on ne choisissait pas ses maîtres, et le vieux Sénèque faisait son travail sans se plaindre, tant qu'on lui donnait ses croquettes. C'était la moindre des choses.
Un jour, Madame Parlet avait pensé acheter un autre pokémon pour surveiller son garçon. Finalement, l'idée était tombée à l'eau, et pour cause : l'enfant s'était considérablement assagi, et le Chaffreux, malgré tous les efforts que cela représentait, avait tout fait pour se montrer le plus efficace possible. Pour cela, il lui avait fallu perdre quelques kilos en trop : adieu la bonne pâté. C'était Monsieur qui l'en avait privé. Sénèque avait beaucoup protesté, mais rien n'y avait fait…! Alors, il s'était résigné à ses croquettes minceur, et avait depuis incontestablement gagné en endurance. Un chat de garde au poil, comme on disait ; il n'y avait aucun doute là-dessus.

Frann, en tout cas, n'appréciait guère les interventions de la mascotte familiale. Du haut de ses treize, sa petite fierté adolescente s'agitait tout au fond de son être lorsqu'il découvrait le gros matou sur ses talons. Sa colère était certes démesurée, mais tout à fait compréhensible. Il ne se passait pas une seconde sans que Sénèque ne le rappelle à l'ordre… Et le brun connaissait bien ce miaulement rauque et autoritaire : il lui intimait de descendre avant que ses parents ne s'aperçoivent de sa bêtise… Mais Frann était bien décidé à rester avec ses nouveaux camarades. Plus pour la perspective de visite prochaine de la bibliothèque qu'autre chose d'ailleurs, même s'il devait bien avouer que Jade autant qu'Ilhad étaient très sympathiques. Il était pourtant assez rare que le jeune Parlet apprécient des enfants de son âge. D'une nature sauvage, et souvent assez dominante et méprisante, il n'était pas du genre à se faire beaucoup d'amis… Généralement, on acceptait de lui tenir compagnie plus par respect de son illustre famille que par réelle envie. Mais, bien heureusement pour les Ordior, Frann était en territoire inconnu, et supérieur ; face à des enfants au sang plus bleu que lui, il avait tendance à se faire plus discret et poli. Et puis, avec les filles, c'était tout à fait différent : on lui avait appris à se comporter en gentleman, et c'était une consigne qu'il s'évertuait à respecter à la lettre.
Aussi rougit-t-il lorsque la jolie demoiselle mentionna les romans de chevalerie qu'il aimait tant. Il lui répondit par un hochement plutôt vif de la tête, et un grand sourire, qui se ternit néanmoins lorsqu'elle lui intima de traiter avec plus de gentillesse le bon vieux Sénèque qui se frottait encore contre ses jambes :

▬ Je connais même très bien ! Ce sont les romans de chevalerie que je préfère. Le courage, l'honneur et la vertu, ce sont de très belles valeurs à respecter…

Pour contenter la demoiselle, Frann donna quelques caresses au Chaffreux, qui roucoula de contentement. La créature le suivit de près lorsque tout le monde prit le parti de rejoindre la fameuse bibliothèque, guidé par une Jade très enthousiaste.
Le brun observa les couloirs avec émerveillement : tout était richement décoré, les plafonds percés de lustres magnifiques qui se déployaient comme de jolies roses de cristal… De grandes toiles encadrées de bois rares et ornés de dorures figuraient sur les tapisseries variant de bleus pâles à des valeurs plus foncées, imités par des rouges intenses ou plus discrets… L'ensemble était captivant, et l'adolescent ne savait plus où donner de la tête ! Il manqua même de trébucher contre une grosse armure lustrée, étincelante, qui était élégamment disposée contre le mur.
Ne gardant pour lui qu'avec beaucoup de difficulté son enchantement, il s'arrêta tout impatient derrière ses guides : si les couloirs étaient aussi beaux, la bibliothèque serait tout simplement fantastique…! Ses grandes portes semblaient le confirmer.

Les premiers pas dans cette immense salle où se multipliaient à l'infini des étagères croulantes de livres furent extraordinaires. Frann en demeura tout à fait muet d'admiration : il n'avait jamais vu une bibliothèque aussi grande de toute sa vie ! C'était un véritable paradis. Le sol, dans un matériau riche, brillait de propreté : on avait fait le ménage dans la journée, sans aucun doute. Du reste, c'était une bibliothèque privée comme on pouvait en imaginer : les étagères s'élevaient jusqu'au plafond, contrastant avec la cascade cristalline du lustre gigantesque qui projetait ses éclats de lumière sur le carrelage qui formaient de très belles arabesques circulaires dans la lignée de son halo lumineux. Il y avait un magnifique coin de lecture, très agréable, agrémenté de beaux fauteuils qui, à première vue, semblaient tout à fait confortable. Le revêtement était en velours rouge, aux couleurs de la maison, que respectaient également les tapisseries, décorées des armoiries familiales… Une cheminée crépitait près de ce petit cercle tout confort ; les lueurs des flammes dansaient tranquillement et créaient une atmosphère tout à fait exquise.
Enfin, il y avait aussi de grandes échelles qui permettaient d'accéder aux œuvres littéraires les plus haut perchées… Frann se voyait déjà se perdre dans ces extraordinaires hauteurs, mais il pensa bientôt qu'il n'oserait certainement pas pousser le vice à ce point : après tout, il n'était pas chez lui dans ce château.

Il préféra donc laisser entendre son ébahissement et mit ainsi fin à ses rêveries les plus folles :

▬ Waw… Elle est… Magnifique. Vraiment extraordinaire. Vous avez raison, Jade. C'est sans aucun doute une des plus belles bibliothèque de tout Mistral !

L'intervention d'Ilhad introduisit une nouvelle présence délicate, qui manqua de faire sursauter l'adolescent. Lorsque Frann découvrit le drôle de petit dragon, et échangea un regard étonné avec ce dernier, il lut sans aucune difficulté que ce Pokémon ne le craindrait pas, contrairement à Passion, la Tarsal de Jade. Non, au contraire : il avait l'air tout à fait intrigué, malgré son apparente timidité maladive. Le brun lui sourit donc, pour le rassurer, lui-même heureux de rencontrer une aussi jolie créature de type spectre… Cette connexion qu'il ressentait avec ces Pokémon le remplissait à chaque fois d'une certaine confiance ; ainsi, il se pencha sur le petit pokémon qui s'était réfugié derrière Ilhad, et se montra très doux avec ce dernier, à la grande jalousie de Sénèque qui poussa un miaulement tout à fait mécontent :

▬ Mais dis-moi… C'est que tu es drôlement chanceux de vivre dans une aussi jolie bibliothèque !

L'excitation de la demoiselle le tira de ce petit monologue, et il acquiesça à ses paroles enthousiastes : son livre préféré ? Pourquoi pas ? Il essaierait peut-être de trouver le sien dans les rayons… Une aussi grande bibliothèque devait sans doute contenir tous les plus beaux romans mistralois…!

La proposition d'Ilhad acheva tout à fait de le ravir, et il retrouva son sourire satisfait :

▬ C'est vraiment très gentil de votre part… Je vais voir si je trouve quelque chose qui me plaît !

Frann faussa alors compagnie au jumeau de Jade, et s'approcha d'une des plus grosses étagères, lisant avec attention toutes les tranches aux teintes, factures, et tailles différentes… Timidement, ses doigts vinrent effleurer les matériaux, et son regard mobile s'arrêta de temps à autres sur quelques titres, dont tous, quasiment, lui étaient inconnus : La Prince Lackmécygne, Les Orbes Opalines, Les Bois d'Haydaim, La Forêt Hurle-Temps, Les Temps Perdus, La Grotte Brouhabam, Le Chevalier au Coquiperl… Il tira ce dernier livre, laissant une petite cicatrice dans la rangée presque parfaite d'ouvrages. La couverture arborait une teinte bleu-vert tout à fait charmante… Les lettres qui dessinaient élégamment le titre étaient toutes argentées.
Il tâta la facture satinée de ce joli petit livre, et l'ouvrit respectueusement, avec toute la délicatesse du monde… Si le format était relativement réduit, il ne comptait pas moins de sept-cent pages ! Une bonne tranche de lecture… 
Frann reconnut bien vite une de ces nombreuses épopées chevaleresques, et commença à lire les premières pages, s'écartant un peu de l'étagère, le nez dans son bouquin… Sénèque était malheureusement sur son passage, et il ne manqua pas de se prendre les pieds dans les pattes poilues de ce dernier, chutant sur son derrière sur la chaude carpette pourpre qui couvrait le sol froid.

Son regard noir s'échoua dans les prunelles fendues de l'animal, tout hérissé de stupeur ; le livre était sain et sauf, bien heureusement :

▬ Sénèque ! Je t'ai dit de part-… Oh…! Jade… V-Vous… Vous avez trouvé votre livre préféré…?

Rouge de honte, Frann venait de découvrir la demoiselle penchée sur lui… Avait-elle tout vu…? Il se releva bien vite, époussetant son costume, et serra Le Chevalier au Coquiperl contre sa poitrine.

Il en faisait un beau, de chevalier !

@feat Jade  

Être surpris dans un tel moment de faiblesse par une aussi jolie jeune fille était une véritable honte pour un adolescent dont les hormones commençaient à bouillonner. Les pommettes incandescentes, Frann essaya pourtant de garder la face : ce n'était qu'une petite chute, après tout.
Les petites attentions de Jade le firent même sourire ; elle lui faisait penser à sa vieille grand-mère en remettant de la sorte en ordre son costume. C'était dans ces moments que Frann regrettait presque de ne pas avoir de petite sœur.
Il jeta un coup d'œil curieux au gros livre que tenait la jeune fille, et essaya d'en lire le titre sans réellement y parvenir. Un ouvrage conséquent, de toute évidence : jamais feignant s'agissant de lecture, c'était ceux qu'il préférait.
Sénèque s'était éloigné pour ne pas écoper des fureurs soudaines du petit maître. Il observait les deux adolescents d'un œil méfiant. Il fut néanmoins rassuré lorsque toute l'attention du petit brun fut happée par sa nouvelle camarade, qui le traînait déjà vers le coin de lecture.
Le canapé avait tout l'air d'être incroyablement confortable… Mais voyant que la demoiselle s'y laissait choir avec élégance, Frann préféra rétablir une distance respectueuse en prenant place dans un fauteuil à proximité. Sa couleur rouge et sa matière velours le rendaient à première vue tout à fait luxueux… L'assise était évidemment très agréable. Il sentait la matière matelassée s'adapter à son fessier, et l'envelopper dans un carcan moelleux, presque idéal.
Le garçon se détendit donc presque aussitôt, et détailla avec beaucoup plus d'intérêt et d'attention la couverture du gros livre qu'il avait voulu déchiffrer quelques instants plus tôt. Un joli sourire étira franchement la commissure de ses lèvres, faisant poindre une fossette discrète sur sa joue gauche. Il réajusta machinalement ses lunettes : la passion qui transparaissait dans les explications endiablées de la jeune fille était des plus amusantes, d'autant que Frann, par pur hasard, connaissait déjà cette série chevaleresque par cœur : c'était effectivement des romans très qualitatifs et connus, certainement les plus épiques qu'il ait parcourus. Il la laissa donc terminer son discours, acquiesçant tout du long, et déclara ses vives pensées sur un ton tout à fait ravi et amical ; les conversations autour de ses romans favoris étaient toujours celles qui l'aidaient à se dérider :

▬ Je connais bien ces livres ! Et je les ai tous lus. Ils sont vraiment fantastiques. Et comme vous, j'adore les passages épiques. Les batailles y sont décrites avec beaucoup de goût et de détails. Ce sont réellement des romans à part ; peut-être même les meilleurs que j'ai pu lire jusqu'à présent !

Frann était décidément lancé. Rien, désormais, ne pourrait troubler ses élans passionnés et sa bonne humeur. Ou peut-être un évènement extérieur qui l'impacterait négativement… Mais rien de tel ne se profilait à l'horizon, n'est-ce pas ?
Il continua donc sur sa lancée, étalant sa science avec un plaisir certain. S'il pouvait apporter quelques connaissances à Jade, il en serait ravi : lui-même était une véritable éponge, et adorait écouter ceux qui avaient à lui apprendre quelque chose d'intéressant à ses yeux d'adolescent un peu trop intellectuel pour son jeune âge :

▬ Et saviez-vous qu'ils ont été écrits il y a presque huit cent ans ? Par l'auteur même qui a rendu les romans de chevalerie très célèbres, et ce dans le monde entier : Helixien de Fricke ! D'ailleurs, c'est en partie grâce à lui que les romanciers peuvent signer leurs écrits, aujourd'hui. C'est un des premiers auteurs reconnus comme tels.

Le monde de la littérature était tout bonnement passionnant. Frann n'était jamais rassasié d'anecdotes comme celle-ci ; lorsqu'il les lançait à la cantonade, pour nourrir une conversation, on le regardait souvent avec un drôle d'air, ce qui le vexait grandement. Mais avec Jade, il sentait bien que les choses seraient différentes. De toute évidence, la demoiselle aimait lire autant que lui ; cela facilitait grandement les choses. Ils se comprenaient, avaient les même références et les mêmes goûts littéraires. Alors, elle recevrait sans doute ces informations avec autant de plaisir que lui lorsqu'il les délivrait.

Calo, le petit Fantyrm, tout curieux et étonnamment très à l'aise en la présence de Frann, apparut non loin du brun. Ce dernier eut une petite exclamation surprise, ne s'y attendant pas le moins du monde, et rit finalement de bon cœur, osant même gratouiller la tête du Pokémon. L'observation de Jade lui tira un petit haussement d'épaule expressif : un don ? Peut-être. Il n'en savait trop rien… Mais il y avait quelque chose, c'était certain. Quant à l'origine d'un tel phénomène, il la garderait bien évidemment secrète. Personne ne devait savoir :

▬ Oui, les Pokémon de type spectre m'aiment bien ! Par contre, c'est tout à fait différent avec les types fée… C'est pour cela que votre Tarsal ne m'apprécie guère… Frann esquissa une petite moue désolée. Son regard s'arrête finalement sur un moumouton de poussière qui s'était accroché à ses jolis cheveux roses. Oh…! En cherchant votre livre, vous avez sans doute… Ici ! Là, dans vos cheveux, il y a une bourre de poussière…

Gentleman, alors que Jade ne parvenait pas à trouver la saleté qui collait décidément drôlement bien à sa chevelure, l'adolescent se pencha doucement sur elle, et avança une main délicate et précise, prête à retirer la petite intruse… Mais quelqu'un en décida autrement !
C'était Passion, qui, dans l'ombre, projetait un méfait pourtant interdit… Si l'étranger approchait sa dresseuse… S'il osait toucher à un seul de ses cheveux… Elle ne pourrait se retenir d'agir ! Après tout, elle sentait une aura sombre se dégager de ce vilain garçon ; sa présence même la plongeait dans un malaise intense. Plus vite ils s'en débarrasseraient, mieux ce serait pour toute la maisonnée. Sur son passage, il avait comme laissé une traînée nauséabonde, dont se délectait, à contrario, le timide Fantyrm…

La correction projetée par la créature ne se fit pas ouvertement… Non. Demeurant parfaitement cachée derrière son étagère, la Tarsal préféra employer d'autres ressorts plus discrets et efficaces.
Aussi, après quelques instants de latence, Frann, qui avait à peine retiré la poussière des cheveux de sa camarade, fut pris d'un insupportable mal de crâne. Il poussa un petit cri de surprise, et vacilla pour se laisser tomber dans le canapé aux côtés de Jade. Il prit son visage entre ses mains et se recroquevilla sur lui-même en geignant doucement…

▬ Aïe… J-J'ai vraiment mal à la tête, tout d'un coup…

Sénèque, alerté par les cris de douleurs de son jeune maître, accourut au pied du sofa et frotta son museau froncé contre la cuisse de ce dernier…
Calo, qui avait jusqu'alors suivi le brun, tourna autour de lui d'un air inquiet. Mais quel était donc cet étrange phénomène ? La souffrance semblait s'accroître de secondes en secondes, et le garçon était désormais bien incapable de parler…!

@feat Jade  

Ce n'était certainement pas un mal de tête classique. Il y avait quelque chose d'étrange dans cette extrême douleur, qui se traduisait comme des centaines de lames tranchantes qui transperçaient à intervalles irréguliers son crâne, le compressait, le distordait terriblement. Frann, parfois, se sentait abdiquer ; partir vers l'inconscience, s'affaiblir tout d'un coup, prêt à tomber dans les Verpoms. Mais, les mots inquiets de Jade, ses doigts doux et affectueux dans ses cheveux, les coups de museau insistants de Sénèque le ramenaient toujours à la vie, et il s'accrochait tant bien que mal pour rester éveillé : Frann manquait souvent de courage, faisait parfois même preuve d'une extrême lâcheté, mais il se montrait toujours fier et résistant. Il ne se laisserait pas abattre par une simple mal de tête.

À la question alarmée de Jade, il répondit à la négative. Lui, sujet aux migraines ? Depuis quelques années déjà, c'était plutôt les insomnies qui troublaient son quotidien. Cauchemars à répétition, nuits blanches… Mais les migraines, non. Il n'y était pas habitué. Parfois, seulement, la fatigue était tellement forte qu'il ressentait un inconfort certain. Mais rien de tel que ces douleurs lancinantes, presque insoutenables.
Alors, en proie à une panique certaine, les yeux hermétiquement clos pour se protéger de la lumière environnante qui ne faisait qu'accentuer sa souffrance, il accepta de faire ce que lui demandait la demoiselle. C'était pourtant un conseil étrange : se concentrer sur elle…? Un don…? Sa tête, trop souffreteuse, ne lui permettait pas de décortiquer les paroles de la jeune fille ; il se contenta donc d'obéir à ses conseils et visualisa intérieurement le doux visage de Jade, la perfection de ses traits, le rose tout à fait éclatant de ses cheveux, ses lèvres fines mais joliment dessinées… Il se gorgea de sa présence toute entière, se concentra sur le contact de ses doigts sur son cuir chevelu sensible… Et petit à petit, comme promis, la douleur s’amenuisât pour n'être plus qu'une gêne sourde, tout juste perceptible.
Encore sous le choc, néanmoins, Frann demeura recroquevillé sur lui-même, les paupières closes, essayant de calmer sa respiration hachée et par la même occasion les battements endiablés de son cœur. Lorsqu'il quittait un seul instant l'image salvatrice de Jade, la souffrance revenait de plein fouet… Aussi joua-t-il un moment au yo-yo, désireux de venir à bout de cette épreuve d'extrême concentration qui lui donnait du fil à retordre.
La chaleur de Jade calma finalement son corps fiévreux. Il demeura tout contre elle, massant ses tempes tout doucement, craignant de relancer la migraine… Il n'en fut rien, et au lieu de cela, il entendit de petits rugissement résonner dans la bibliothèque. Ouvrant à demi les yeux, il avisa Calo le Fantyrm corriger froidement la Tarsal qui ripostait avec beaucoup d'orgueil. La dispute fut coupée net par les éclats de voix de Jade, qui se redressa sur le canapé, rouge de colère : Frann comprit alors que ses maux de tête n'étaient dus qu'à une offensive en traître de la créature. Une pointe d'amertume serra sa gorge et transperça sa poitrine. Mais, avant qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit, Ilhad reparut et proposa à sa jumelle d'entraîner Passion à l'extérieur : après tout, elle en avait assez fait pour aujourd'hui.

La colère que le brun ressentit à cet instant précis était terrible. Il n'en voulait pas à Jade, non. Bien au contraire : sans elle, il en serait encore à se tordre de douleur. D'ailleurs, maintenant qu'il se sentait mieux, quoi que terriblement fatigué et affaibli, il s'interrogeait sur le mystérieux don de la demoiselle. N'était-ce pas un pouvoir merveilleux ? Il avait de nombreuses fois entendu parler de ces extraordinaires particularités, mais c'était la première fois qu'il était confronté aussi directement à l'une d'entre elles, et qu'il en ressentait les effets.
Non, il n'était pas en colère contre Jade. Plutôt contre lui-même. Et ce nouvel échec le renvoyait à une série de difficultés qui troublaient son quotidien depuis quelques années maintenant. Ses dents vinrent triturer sa lèvre inférieur, contenant ainsi toute la rage qui bouillonnait en lui.

Mais lorsqu'il avisa le visage défait de sa nouvelle camarade, marqué par la peur et le chagrin, son propre minois perdit toute trace de colère, et se chargea d'une incompréhension toute sincère. Pourquoi Jade avait-elle si peur qu'il rapporte l'incident à son géniteur ? Monsieur Ordior avait sans doute d'autres Chaglam à fouetter… 
En parlant de Chaglam… Frann offrit tout de même quelques caresses à son chevalier servant personnel : Sénèque ronronna tout son soûl, sincèrement rassuré :

▬ Voyons Jade… Vous ne pensez tout de même pas que je vais m'abaisser à aller raconter l'incident à votre père, alors que je ne le connais même pas ? Il fit une petite moue perplexe, et posa non sans une certaine timidité sa main sur la sienne, toute tremblante. Quand bien même je voudrais le faire, en voyant tout le chagrin que cela vous donne, je m'en abstiendrais. Je ne veux pas vous déplaire ; ce serait idiot, au vu de toutes les affinités que nous nous découvrons. Nous avons bien mieux à faire, vous ne trouvez pas ? Séchez donc vos larmes, je ne dirai rien. Je vous le jure.

Il retira bien vite ses doigts de sa peau délicate et préféra se recoiffer nerveusement et frotter vivement son visage pour se remettre un peu d'aplomb. Il avisa le petit livre qu'il avait trouvé dans la première étagère consultée, puis le feu qui crépitait dans l'âtre… Du reste, la douleur avait complètement disparu.
En se souvenant de la proximité avec la jeune fille, ses joues se colorèrent de carmin ; il fit une petite moue embarrassée. Plusieurs questions lui venaient désormais en tête ; et alors qu'Ilhad était parti, les laissant tout les deux seuls, en tête à tête, il se sentit plus à même de les lui poser, non sans une certaine appréhension :

▬ Grâce à vous… La douleur s'est complètement estompée. Vous avez un don incroyable, Jade. Je n'avais jamais vu ça. Quant à votre père… Vos relations sont-elles si mauvaises ? Vous savez, je ne m'entends pas non plus très bien avec mes parents ; vous pouvez m'en parler si vous désirez alléger votre conscience. Je pense être à même de vous comprendre.

@feat Jade