Saison Un

: Obscure Prophétie

Plus de peur que de mal. C'était ce qu'avait pu lui dire la vieille dame qui l'avait soigné après l'arrivée des deux groupes à Kebak. Du moins, ce que Frann avait cru comprendre, malgré son accent à couper au couteau. La cheville était seulement foulée ; très gonflée, certes, mais rien de tordu ou de cassé. Un peu de repos serait suffisant pour repartir de bon pied sur le retour. En attendant, une douleur désagréable avait irradié sa jambe toute la journée, malgré toutes les précautions qu'il avait prises pour éviter de trop souffrir. Si la cheville avait dégonflé, marcher n'était pas encore chose facile ; le jeune homme claudiquait misérablement  et mettait un certain temps pour atteindre chacun de ses objectifs. Mais il valait mieux faire attention et mettre sa fierté de côté : après tout, le but était de redescendre sain et sauf. Inutile de jouer aux grands durs ; de toute façon, tout le monde avait pu assister à son moment de faiblesse lors de la l'ascension dans le blizzard. La honte mordait encore ses joues chaque fois qu'il croisait les célébrités qui composaient l'expédition.
Heureusement, Sören avait été là de A à Z. Il était élégamment resté à ses côtés toute la journée, d'ailleurs, et Frann ne pouvait s'en montrer que très reconnaissant. Il lui devait une fière chandelle : sans lui pour le porter la veille, l'état de sa cheville se serait sans doute aggravé. Mais le Kedalois était de toute évidence aux petits soins, et malgré la nuit difficile passée avec les autres – seule nuit où Frann avait vraiment souhaité dormir mais n'avait pu fermer l'œil de la nuit –, il avait tenu à visiter tranquillement Kebak avec lui en début d'après-midi. Des moments très agréables, que le petit brun avait mis à profit pour lui témoigner sa reconnaissance, à sa manière. Mais il espérait, bien sûr, que le message était passé.

Le soir-même, attiré dans le froid glacial de la nuit par les clameurs du village, Sören avait insisté pour aller jeter un coup d'œil du côté de ce fameux festival dont tout le monde leur avait parlé. Et c'était tout à fait épuisé, mais incapable de lui refuser cette faveur, que Frann s'était levé de son lit de camp pour le suivre en boitant, après s'être armé de sa grosse écharpe et de son manteau, encore un peu humide après la traversée du blizzard. Son Chaglam et son Zébibron, qu'il avait sorti de sa pokéball sous les ordres de son guide en arrivant au village, les suivirent gaiement : ces deux-là, de toute évidence, appréciait l'ambiance festive du mystérieux bourg perdu dans le temps et les montagnes enneigées.
C'était ainsi qu'ils avaient pris connaissance de cette drôle de tradition, non loin du lac gelé. La foule de Bekaglaçon les avait d'abord étonnés, mais plus encore, l'attroupement de villageois et d'invités autour de cette cohue glacée, avait piqué leur curiosité. C'était ainsi – sans vraiment trop pouvoir refuser – que quelques Kebakois les avaient poussés au devant de deux Bekaglaçons qui, par ils ne savaient quels miracles, leur avaient offert un Froussardine gelé et confié le matériel nécessaire pour leur refaire une beauté.
Frann ne manqua pas d'afficher un air tout à fait médusé, évidemment. Mais devant l'amusement de son camarade, et les sauts gracieux de Lucrèce, sa Zébibron, visiblement admirative du spectacle, il décida bien malgré lui de se montrer plus enjoué, et accepta de se lancer dans cette énième aventure.

De toute évidence, c'était un couple qui avait jeté son dévolu sur leur duo de sculpteurs en herbe. La femelle, plus rosée que ses congénères, semblait d'ailleurs tout à fait excitée à l'idée qu'on lui taille la tête. Le mâle, néanmoins, craignait décidément qu'on amoche sa chère dulcinée. Le challenge était donc grand, et il convenait de relever le défi sans ciller !
Ce fut donc tout à fait angoissé à l'idée de tailler une tête de Bekaglaçon pour la première fois de sa vie que Frann s'avança vers le Pokémon rosé, le rouge aux joues, la peau piquée par le froid, sous les encouragements des spectateurs.
Un léger soupir s'échappa de ses lèvres gercées, et il jeta un petit coup d'œil incertain à son bienfaiteur et ami :

━ T'es sûr de toi…? Vraiment…? Mais je sais pas sculpter, moi. Ça va être une sacrée catastrophe ! Moi je te le dis… On va se prendre des coups de bec, j'en suis sûr !

L'étudiant soupira tout son soûl, et pensa à rebrousser discrètement chemin – ce qui ne serait sans doute pas aisé sous les regards de la foule – lorsque le pépiement autoritaire de la Békaglaçon femelle le rappela à son devoir. Maintenant qu'il avait la Froussardine gelée, il devait faire le reste ! Pas le choix ! Et elle le lui fit bien comprendre en tapotant son avant-bras du bout de son bec gelé. Horace laissa entendre un miaulement menaçant : comment osait-elle s'en prendre ainsi à son dresseurs ? Leur honneur était en jeu.
Prêt à défaillir, Frann dévisagea l'oiseau avec un certain désespoir ironique :

━ Dis-moi… Tu es certaine d'avoir choisi le bon sculpteur ? Vraiment… C'est une décision dangereuse, tu sais ?

Bekaglaçon, décidée, lui tint tête, et les coups de museau de Lucrèce finirent de lui forcer la main.
Bon. Comme il n'avait pas le choix… Frann fit une petite moue réflexive : non, il ne devait pas être très doué… La glace, c'était fragile. Mais, en même temps, il lui semblant qu'en réchauffant un peu la matière, il parviendrait à polir ses cassures, et rendre le résultat beaucoup plus esthétique. Bien sûr, c'était une approche théorique : la pratique s'avèrerait sans doute beaucoup plus difficile.
Voyant que Sören s'interrogeait plutôt sur le sujet de sa sculpture, Frann se joignit à ces interrogations existentielles. Le couple semblait désirer une coiffure assortie ; et déterminer un sujet correspondant à leurs désirs ne fut pas facile !
Les deux garçons énoncèrent quelques idées à chaque fois rejetées, et après quelques minutes d'intense réflexion, Frann lança un dernier projet artistique tout à fait original – ou pas – sur un ton peu convaincu : un Roi et une Reine ? Voilà une idée qu'elle était bonne ! La Bekaglaçon s'anima et fit entendre sa joie par un chant très peu mélodieux.
Le brun laissa de nouveau échapper un long soupir, suivi d'un léger rire qui trahit bien malgré lui son amusement :

━ Nous voilà donc dans de beaux draps ! Sören. Je fais la Reine pour Madame, et toi, tu n'as qu'à donner une belle couronne à Monsieur… Que le sort nous soit favorable !

C'était après avoir cité cette célèbre réplique d'une tragédie antique que Frann demanda à un villageois tout à fait énorme un petit tabouret sur lequel il pourrait s'asseoir et reposer ainsi sa cheville. Si l'homme ne le comprit pas tout de suite, il finit par lui apporter une vieille chaise, sur laquelle le garçon prit place, appelant à lui sa muse de la soirée. Lucrèce se tint à ses côtés : la petite, encore très jeune, montrait une curiosité insatiable, tout juste modérée par la pseudo-sagesse d'Horace qui avait pour mission de garder un œil sur elle :

━ Lucrèce, Horace. Vous n'avez pas intérêt de me déranger…! Je n'ai aucune envie de me prendre des coups de becs. Surtout que la demoiselle à visiblement la gâchette facile… Il tapota la tête gelée de la créature. Et vous, Votre Altesse, je compte sur votre sérieux pour ne pas bouger d'un pouce. Je vais faire de mon mieux pour être doux et appliqué, mais il faudra être patiente !

Il se garda bien de se vanter de son incompétence, mais un léger sourire vint étirer ses lèvres fines. Il s'amusait plus qu'il ne l'admettait de la situation, et espérait déjà remporter ce petit concours nocturne ! Après tout, au vu du non-talent de son entourage, il avait toutes ses chances de réussir. Frann participait pour gagner : il n'y avait pas d'autre issu. Et s'il pouvait impressionner ou au mieux faire rire Sören par la même occasion, il aurait atteint un de ses plus grands objectifs.
Aussi se lança-t-il dans l'aventure, plus que jamais concentré, et se rappelant tant bien que mal les réflexes enfantins oubliés depuis longtemps, ceux qu'il avait encore lorsqu'il sculptait des châteaux de boue dans le jardin du manoir, au grand damn de sa mère qui craignait pour ses vêtements… 
Et, petit à petit, par quelques coups très mesurés et précis de burin, il sculpta le tour de cette grosse tête royale qu'il imaginait vaguement. Il essaierait de reproduire les coiffes des Reines Mistraloises du Moyen-Âge : triangulaires, surmontées d'une petite couronne… Cette dernière serait sans doute la plus difficile à faire émerger de la glace qui fondait déjà sous son action.
S'il fut satisfait de la tête du côté gauche de la mâchoire, il n'en fut rien pour le droit dont il ne parvint pas à regagner la symétrie… Décidant pourtant de passer outre ce premier échec, il frotta de sa main droite gantée les arrêtes sculptées, tout à fait brutes et tranchantes, pour les arrondir et les polir avec la chaleur :

━ Maintenant que j'ai fait le plus gros, déclara-t-il à sa patiente après un bon quart d'heure de travail acharné, Je vais aller plus au détail. Encore un peu de patience. Vous allez être magnifique, Madame, je n'en doute pas une seule seconde !

Par un échange patient et intéressé, Horace occupait la Békaglaçon. Élégamment, il battait l'air froid de sa queue, et divertissait l'oiseau de ses miaulements éloquents. Lucrèce, qui avait fini par se désintéresser du spectacle, s'était un peut éloignée pour jouer avec les flocons qui tombaient doucement dans la pénombre éclairée de lanternes… 
Frann, lui, se montra tout à fait concentré tout au long de son travail d'orfèvre… Doucement, il arrondit les cavités oculaires du Pokémon avec le plus petit de ses outils, veillant bien à ne pas briser la glace… Et lorsqu'il eut fini de creuser un grain de beauté sous l'œil gauche, près du bec qu'il décida de seulement affiner, il s'attaqua à la démarcation entre coiffe et visage. Ceci lui prit un certain temps : grattant la glace du bout de son burin, il traça une ligne précise et s'arrêta tout à fait effrayé lorsque un morceau plus gros que prévu se détacha du bloc. Oups ! Il ne servait à rien de s'obstiner.
Enfin, la main tremblante, il essaya tant bien que mal de sculpter le gros rectangle qu'il avait laissé autour de la mèche ébène du Pokémon, surmontant tout le reste, pour en faire émerger une fière couronne, qui ressembla finalement à un ensemble de piques difformes… 
Mais l'ensemble était relativement reconnaissable et satisfaisant. Bien sûr, on voyait aisément que ce n'était pas un sculpteur professionnel qui s'était occupée de cette Reine improvisée, mais le résultat était mignon, et tout à fait amusant.

Frann apporta les dernières finitions et prit un peu de distance pour admirer son travail au bout d'une bonne heure de loyaux services, les joues rouges, le visage marqué par l'effort et la fierté : ce n'était… Pas trop mal ? Il avait décidément réussi à sauver les meubles.
Pour la première fois du séjour, un immense sourire illumina son visage, accompagné d'un rire clair :

━ Hé ! Sören ! T'en es où ? Redarde : elle est pas belle, ma Reine ? Avec ton Roi, je suis sûr qu'ils seront magnifiques ~

Dans son enthousiasme et son soulagement – il ne s'était heureusement pas ridiculisé – il en oublia la principale intéressée.
Son Altesse Bekaglaçon allait-elle apprécier sa nouvelle coiffure ? Il valait mieux pour les petites fesses gelées et courbaturées de Frann… Déjà, curieuse, elle se dirigeait vers un miroir installé pour l'occasion afin d'admirer son reflet…