Saison Un

: Obscure Prophétie

C'était dans un état tout à fait déplorable que Frann était arrivé au village, courageusement soutenu par son chevalier servant. Sören, inquiet, était resté un moment avec lui, jusqu'à ce qu'une vieille dame de ce petit bourg perdu nommé Kebak le prenne sous son aile. Transi de froid, tout grelotant, ne sentant plus ses pieds et seulement une douleur insupportable qui irradiait sa cheville, le garçon s'était laissé faire comme un enfant épuisé, malléable à souhait. Il n'avait même pas pipé mot lorsque la vieille l'avait encouragé à se déshabiller pour revêtir des vêtements chauds et avait plongé ses pieds couverts d’engelures dans une eau brûlante. L'effet avait été immédiat : Frann s'était senti revivre. De toute évidence, ce petit bain de pied était aromatisé ; une odeur étrange s'était élevée dans la salle fermée à double tour où on l'avait entraîné. Et l'étudiant, très reconnaissant et encore un peu traumatisé du voyage, n'avait cessé de remercier celle qui s'occupait si gentiment de son cas.
Malheureusement, la communication avait été difficile. La Kebakoise s'exprimait dans un jargon particulièrement compliqué à déchiffrer ; Frann avait beau tendre l'oreille et se concentrer au maximum, il ne comprenait qu'un mot sur deux. Aussi s'était-il finalement résolu à ne saisir qu'une minime partie de ses propos, et à lui montrer sans cesse sa reconnaissance pendant plus d'une demie-heure. Finalement, après que la vieille femme, qui s'appelait visiblement Becky, eût observé sa cheville, il avait cru apprendre que son état n'était pas catastrophique. Elle avait enroulé une bande naturelle autour de son pied et de sa jambe pour soutenir la cheville et ne pas aggraver la blessure. Alors, une bonne heure plus tard, Frann, vêtu de vêtements un peu trop grands pour lui, et pour le moins… Particulier, était sorti à l'extérieur, se blottissant dans l'écharpe qu'on lui avait confié. Il avait alors rejoint la salle commune où tous les autres s'étaient visiblement rendus. La honte avait serré sa poitrine, mais le fait est que la plupart des participants l'avaient accueilli plutôt aimablement, sans porter un regard accusateur sur lui. Un peu rassuré, le jeune homme s'était donc autorisé à profiter de la soirée autant que possible, bien qu'une tonne de questions toutes plus obscures les unes que les autres se bousculaient dans son esprit : quel était donc ce village qui ne figurait sur aucune carte et qu'il n'avait jamais vu apparaître dans ses livres ? Et comment se faisait-il qu'il ait été si longtemps isolé du reste de Mistral ? Tout le monde ici semblait vivre deux-cent ans plutôt… Étrange. On remontait à la date du mystérieux incendie qui avait ravagé le manoir Bonnefoy. Très étrange.  Leur dialecte était aussi incroyable. Il semblait parfois à Frann entendre une mise en voix de ses livres en vieux mistralois. Bien sûr, d'autres mots inconnus s'étaient greffés à cette langue ancestrale… Mais on sentait que le temps y était resté accroché.

Laissant pour autant ces considérations dans un coin de sa tête, Frann, l'estomac dans les talons, s'était efforcé de manger ce qu'on lui proposait ; la nourriture traditionnelle était ici très grasse et consistance ; son petit corps de Passerouge n'était certainement pas habitué à une telle pitance… Mais, pour faire honneur à leurs hôtes, et calmer la faim qui le tenaillait, il se servit quelques assiettes qu'il mangea sans grande conviction.
Aussi accompagna-t-il Sören jusqu'aux dortoirs, le ventre lourd, avant de le quitter une vingtaine de minutes pour profiter de la nuit et des aurores boréales qui éclairaient magnifiquement le ciel.

En arrivant, on leur avait demandé de faire sortir leurs Pokémon : ici, les pokéballs étaient chose inconnu ; il valait donc mieux éviter d'en faire usage devant les kebakois. Frann avait donc décidé de libérer Horace, que son épaisse fourrure protègerait un tant soit peu du froid, ainsi que sa nouvelle recrue, Lucrère, la Zébibron, ravie de découvrir la neige sur ces terres inconnues. Dans les ténèbres divines de cette nuit extraordinaire, perdus dans les montagnes, le trio avait donc profité du spectacle dans le ciel. La Zébibron avait un peu galopé dans la neige qui maculait la rue et joué avec les flocons qui tombaient encore. Horace, quant à lui, peu coutumier de ce froid mordant, était pour une fois resté contre son dresseur, sous l'avancée de la toiture, pour faire sa toilette. Frann, quant à lui, méditatif, avait sorti en toute discrétion son paquet de cigarettes et allumé l'une d'entre elles pour crapoter tranquillement. Il avait besoin d'apaiser ses nerfs à vif après cette journée riche en désillusions, mais aussi en découvertes. Et alors que la fumée s'élevait dans le ciel et que le bout flamboyant le signalait dans la nuit, il observait les aurores ondoyaient sur la tenture céleste… C'était extraordinaire, et pile au-dessus du village. Il espérait que, dans les jours qui allaient suivre, quelqu'un allait trouver une explication à ce phénomène.

Mais en attendait, il était temps de rentrer. Brisant le fil de ses pensées, Frann rappela Lucrèce et lui intima de rester tranquille une fois à l'intérieur. La Zébibron était doté d'un caractère très vif, voire même hyperactif. Mais elle faisait de son mieux pour obéir à son nouveau dresseur. Aussi s'inclina-t-elle sous ses ordres, et le petit manège rejoignit le grand dortoir qui avait été ouvert pour l'occasion. Des lits et paillasses avaient été disposés dans toute cette salle chauffée au feu de bois. La lueur des flammes qui grignotaient le bois dans une grande cheminée tremblait sur les murs.
Frann, dans la pénombre vacillante, partit à la recherche d'une tête blonde. Son sentiment profond le poussait à ne pas quitter Sören d'une semelle. Une tendresse pour ce garçon, et surtout un immense reconnaissance, l'avaient gagné au cours de leur voyage. C'était une inclination déjà présente qui s'affirmait ; une amitié naissante, sans doute. Ou peut-être autre chose, mais c'était encore trop tôt pour en être certain.
Il le trouva en compagnie de Jasper déjà prêt à se coucher. Son Lixy ne le détestait pas, contre toute attente, mais ne supportait pas la vue d'Horace. Une situation bien cocasse que Frann essaya de limiter en demandant à son Chaglam de monter sur le lit à côté, qui serait en définitive le sien. Lucrèce, quant à elle, se coucha au pied de la couchette :

– Quelle journée, hein ? Tentative tout à fait médiocre d'entrer en contact, mais cela ferait l'affaire. Le garçon s'assit sur son lit, et se déchaussa lentement, pour ne pas se faire mal. Je suis… Épuisé. C'est rare que je ressente une fatigue aussi marquante. Ça va, toi ? Jasper a l'air de tolérer l'endroit… Il y fait chaud, au moins.

Il défit les draps et les couvertures, et décida de garder son pull. La digestion serait sans doute difficile, mais il était quasiment certain, pour une fois, de dormir tout son soûl. Plongeant son regard dans celui du kedalois, ses joues se parèrent d'une légère rougeur qui se camoufla dans la pénombre. Il sourit :

– Merci pour aujourd'hui… Tu m'as sauvé la vie, sincèrement. Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans toi.

C'était sans aucun doute des paroles qui venaient du cœur, et que le brun avait beaucoup de mal à prononcer. Mais il ne se sentait pas pour autant de les garder pour lui. Sören l'encourageait à s'ouvrir : ce n'était pas un mal. Un exercice difficile pour un garçon aussi sérieux et rigide que lui.
Pour autant, il ne s'épandit pas plus en bons sentiments, et garda encore quelques secondes son sourire avant de se coucher dans son lit, tapotant l'oreiller pour le rendre un peu plus mou. Il poussa alors un long soupir après avoir inspiré profondément, ses poumons le chatouillant en aspirant l'odeur du feu de bois :

– Bonne nuit Sören. J'espère que tu vas bien dormir… J'essaierai de te causer moins de soucis demain… Excuse-moi.

Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver le sommeil. Mais si Sören et Frann avaient été les premiers à profiter du confort du dortoir, d'autres avaient trouvé bon de les rejoindre…
Et autant dire que cette nuit de rêve que l'étudiant en lettres s'apprêtait à passer se mua bien vite en un véritable cauchemar.
Frann avait toujours eu le sommeil léger, profond insomniaque qu'il était. Et si, écrasé par la fatigue, il était parvenu à s'endormir sans trop de mal ce soir-là, le repos ne tenait qu'à un fil.
Ce fut en sursaut qu'il se réveilla, engendrant le grognement médusé d'Horace qui s'était blottit contre ses jambes. Les yeux boursouflés de sommeil, Frann se redressa un peu, ne comprenant pas bien ce qui était en train de lui arriver. Déboussolé, il regarda autour de lui, perçut dans la pénombre éclairée par le feu dans l'âtre les différentes sombres silhouettes des lits… Et les ronflements, résonnant contre les murs, flattèrent de nouveau ses oreilles sensibles. Le temps de réaliser, Frann demeura interdit, puis, prenant en compte le fait qu'il n'était pas prêt de passer une nuit paisible, soupira tout son soûl.
Les choses auraient été beaucoup trop simples…

Il se tourna de l'autre côté, pour essayer de capter l'éventuel regard de Sören… Et lui semblant que les ronflements l'avaient lui aussi réveillé, murmura d'une voix un peu éraillée par la fatigue :

– Psst… Sören…? Tu dors…? Qui sont les fieffés idiots qui font autant de bruit, qu'on aille gentiment les étouffer…?

Il y avait de toute évidence un certain amusement qui le trahissait au fond de sa voix. Mais il se laissa retomber sur son coussin avec une profonde lassitude.
La nuit allait être très longue.

@feat Les participants Et bonne nuit bien sûr !