Saison Un

: Obscure Prophétie

Quelle nuit affreuse.
Après un court intermède, les ronflements avaient repris de plus belle. Agacé, Frann ouvrit les yeux dans la pénombre troublée par l'ondoiement des flammes sur les murs… Le crépitement du feu de bois, dans la grande cheminée de la salle commune, l'avait un temps bercé et aidé à s'endormir. Mais finalement, il s'était de nouveau réveillé, l'esprit plus que jamais engourdi, marqué par l'amertume du sommeil tranquille qui n'avait fait que passer. Doucement, essayant de ne pas réveiller son Chaglam qui dormait tout contre ses jambes, le jeune homme porta des mains pataudes à son visage : il frotta longuement ses paupières, chassant les toiles de Mimigal qui collaient encore à ses yeux, et l'empêchait de voir clairement dans cet environnement nocturne. La respiration tranquille de Sören, dans le lit voisin, avait quelque chose d'apaisant ; les lueurs flamboyantes venaient lécher ses courts cheveux blonds, petits brins de pailles dorés, éclatants, qui semblaient déchirer la tenture ébène de la nuit. Le brun, se fondant pour sa part dans les ténèbres qu'il avait l'habitude de côtoyer tout au long de ses insomnies capricieuses, l'observa un moment, la couverture remontée jusqu'au menton. La poitrine de son ami se soulevait régulièrement, battait la mesure d'un temps qui s'étirait à l'infini. Cette image de sérénité profonde le frappa d'une image si charmante qu'il se surprit à sourire. Il pouvait discerner les traits fins de son visage de beau garçon ; l'angle bien dessiné de sa mâchoire, qui paraissait, dans cet espace où tout se modelait d'ombres et de lumières, taillé dans du marbre, attira tout particulièrement son attention encore un peu étourdie. Il l'admira ainsi de longues minutes, sans trouver la force de fixer ses pensées ailleurs que sur cet être qu'il avait appris à connaître ces dernières semaines et qui avait déjà sa place dans les régions les plus intimes de son cœur.

Un soupir chargé de lassitude franchit la barrière pourtant serrée de ses lèvres. Il se redressa lentement contre son oreiller, s'appuyant de tout son poids sur ses bras et faisant grincer le lit. Quel espoir caressait-il en se laissant aller à de telles observations indiscrètes ? Il y avait là une audace inconsidérée qu'il ferait mieux de garder pour lui. Après tout, Sören et lui venaient de deux mondes opposés : qui pourrait croire à une belle histoire ? C'était absurde.
Le combat fut rude pour faire accepter à son corps de sortir de la délicieuse chaleur des draps. Pourtant, il parvient avec application à dégager un premier pied du tissu quelque peu rugueux, sans réveiller son Chaglam que les ronflements, de toute évidence, ne gênaient guère.
La seconde jambe dehors, il joignit ses doigts et leva les bras au plafond, s'étirant de tout son soûl pour éliminer tout soupçon de fatigue. Il savait qu'avec un café, il pourrait tenir la journée qui s'annonçait. Au mieux, il trouverait un alcool fort pour vaincre les dernières traces d'étourdissement.
À peine posa-t-il son pied gauche sur le parquet froid et chercha-t-il s'appuyer dessus qu'une douleur électrique irradia sa jambe. Se mordant fort la lèvre inférieure pour faire le moins de bruit possible, Frann changea de point d'appui, et se leva non sans difficulté en se tenant principalement sur sa jambe droite. Tout son corps était fourbu ; les premières courbatures se faisaient sentir. Un léger frisson s'écoula le long de sa nuque ; ses petits cheveux se dressèrent sur son passage, réveillés par des sensations fort désagréables. Malgré le brasier qui rongeait un bon stock de bois dans l'âtre, il faisait froid dans ce dortoir. C'était cela de passer la nuit dans un village perdu au beau milieu de montagnes enneigées… Tâtonnant, le jeune homme chercha ses vêtements ; il trouva son manteau, étendu sur son sac, le revêtit par-dessus le gros pull aux mailles épaisses qu'on lui avait offert… Le pantalon si gentiment donné par la vieille femme qui s'était occupé de lui dans l'après-midi était quant à lui beaucoup trop grand ; discrètement, il ouvrit ses bagages en s'agenouillant à même le sol, et chercha de nouveaux vêtements plus appropriés et un tant soit peu secs… 
Après un bon quart d'heure de recherche en pleine obscurité et d'habillage malaisé, il enfila les dernières pièces du puzzle, son bonnet et son écharpe, fin prêt à mettre le nez dehors.
Pour dernier équipement, il décida d'emporter avec lui des jumelles, achetées pour l'occasion, une petite lampe torche, ainsi que son habituel carnet accompagné de son stylo. Dans la poche de son pantalon, il glissa un briquet et son paquet de cigarettes.

Frann avait depuis longtemps capitulé. Il était conscient que son sommeil léger ne lui aurait jamais permis de passer une bonne nuit dans un environnement aussi bruyant ; et d'ailleurs, il n'en éprouvait qu'une légère contrariété qui s'apaisa le temps de quitter le dortoir, à pas de Lougaroc, claudiquant misérablement sur son pied blessé.
Il déboucha dans un petit couloir exigu, qu'une grande porte en bois dur et veinée de miel, fermée à double-tour, condamnait. S'approchant de cette dernière, il tira tant bien que mal sur les verrous, jouant de sa force maigrelette, pour enfin parvenir à l’entrebâiller. Un air glacial s'engouffra à l'intérieur, et manqua de couper sa respiration déjà haletante. Il avait une idée fixe : faire une virée solitaire dans le village endormir, sous la voûte céleste éclairée d'aurores boréales. Petit rêve tout droit tiré d'un conte de fée qui avait l'art de l'enthousiasmer secrètement. Aussi fit-il fi du froid piquant qui transperçait ses vêtements et mordait déjà sa peau, et s'aventura-t-il modestement à l'extérieur, se faisant tout petit dans ce paysage singulièrement extraordinaire.

La neige recouvrait les rues de Kebak ; sous la clarté diffuse des aurores boréales, on apercevait les flocons danser dans l'air humide… Il n'y avait pas un seul bruit, si ce n'était quelques cris sauvages et lointains, qui se perdaient dans l'espace nocturne.
À travers le filtre opaque des ténèbres, les limites de l'étroite avenue n'étaient balisées que par les silhouettes fantomatiques des bâtiments qui se trouvaient de chaque côté du pavé immaculé, devenu grisâtre et parfois teinté d'un vert mystérieux, écho du ciel en effervescence… Le brun leva le nez vers cette extraordinaire tenture mouvante, et ses pupilles brillantes reflétèrent un moment les nappes colorées qui s'étendaient, se distordaient, s'effaçaient de la surface ébène.
Les battements de son cœur qui s'étaient emballés dans sa fuite du dortoir s'apaisèrent à la vue de ce merveilleux spectacle. Il soupira de nouveau, mais cette fois-ci de contentement : malgré le froid, il était mieux ici qu'enfoui sous ses couvertures, à assister bien malgré lui au concert privé que lui offraient ses colocataires.
D'un pas lent et fugace, veillant à poser ses grosses bottes convenablement, de façon à être stable et ne courir aucun risque, il s'engagea le long de la rue déserte, appréciant le léger bruit de craquement étouffé qu'il produisait en progressant sur l'épaisse couche de neige. Il n'y avait pas un Chaglam, par ici. Quelle heure était-il ? Frann essaya bien d'apercevoir les fines aiguilles qui trottaient toujours dans le cadran de sa montre, mais il faisait trop sombre pour cela, et il n'avait pas pensé à chausser ses lunettes.
Aussi se laissa-t-il happer par une temporalité effacée, un espace de plaisir et de découverte qui n'appartenait qu'à lui et qui s'étirerait autant qu'il le désirerait.

Frann arriva finalement sur une petite place tout aussi calme, et trouva, à son grand plaisir, un banc, à côté d'une vieille carcasse d'arbre mort… Il se pencha un peu, ratissa la poudreuse qui collait à cette surface solide, et s'y assit tranquillement, ignorant la sensation de froid qui parcourut son fessier et ses cuisses déjà frissonnantes. Alors, il s'adossa à l'assise, et plongea plus amplement son regard émerveillé dans les volutes laiteuses du ciel, s'interrogeant sur les raisons de ce mystérieux phénomène, et oubliant momentanément le calvaire de ces heures passées à essayer de trouver le sommeil…

Ici, au moins, il était tranquille. Et c'était une éclatante satisfaction.

@feat Théa Louest