Saison Un

: Obscure Prophétie

[HS : utilisation d’un taxi]

Y’en a marre de Vigneaux. Depuis mon arrivée là-bas, il ne m’est arrivé que des absurdités. Alors voilà : hier, j’ai pris un taxi, et me suis rendue à l’opposé du pays sur un coup de tête, en espérant que le voyage me porterait chance. Direction ? Kalank. C’est hallucinant Kalank, comparé à Kedal. Rien qu’y trouver le poste des rangers, ça m’a pris des heures ! Bref, j’y suis parvenue, j’ai trouvé du boulot, et je dirais même qu’au final, j’ai pas vu grand-chose de la ville si ce n’est vingt fois les mêmes ruelles où on se perd facilement.

Ah, si, y’aurait autre chose à dire. C’était vachement plus agréable de marcher à Kalank que dans la bouasse que je traverse à présent. Les marais tréfonds ! Mon papa m’en a déjà parlé. Beaucoup de gens s’y sont déjà fait prendre au piège… dont un de plus aujourd’hui, si j’en crois la dame en panique qui est venue demander notre aide au centre ranger. J’ai fait aussi vite que possible, tout en m’assurant d’être bien préparée pour cette mission des plus menaçantes ! Mon sac est encore plus rempli qu’à l’accoutumé, ce pauvre Truc trouve à peine la place d’y étendre ses pattes tandis que le reste de son corps s’en échappe et menace de tomber à chacune de mes enjambées hâtives.

On est seuls, lui et moi. Enfin non : y’a N qui virevolte toujours autour de ma tête, mais ce truc ne mange pas, ne bois pas, et tout ce qu’il fait pour communiquer c’est exprimer cette étrange mélodie monocorde. On dirait Truc y’a un mois : il me suit et entend clairement ce que je raconte, mais jamais il ne m’expliquera ce qu’il fout là. Bref : Truc et moi, je disais.

La première partie de la mission s’est déroulée sans accroc : retrouver la piste de Monsieur "je connais pas mes limites". Pour ça, merci la commanditaire : d’après ses explications évasives, je suis parvenue à pister les traces de sa fuite du marécage. La majorité du marais n’est qu’une masse boueuse compacte parmi laquelle toute trace deviendrait illisible en moins de dix minutes. Par contre, les quelques molles étendues herbeuses, chemin que privilégierai n’importe quel humain saint d’esprit, ont gardé imprimées au sol la marque des chaussures de la fuyarde. À trois pattes, les yeux presque collés à la gadoue pour ne pas confondre traces de pas et trainées de Pokémon sauvages, je n’ai eu qu’à remonter ce trajet supposément sûr jusqu’au point où elle avait repéré la victime. Croyez-moi si je vous dis qu’en comparaison de mes traques en forêt, ce fut du pipi de Chacripan.

Hélas, c’est là que les choses se corsent. Ça y’est, j’entends les appels à l’aide. Et j’avoue que la situation est bien pire que prévu. Imaginez : dans ma tête, c’était l’histoire d’un lancer de corde, on tire l’idiot du trou où il s’est foutu, et fin de l’histoire. Sauf que là, en apercevant la silhouette lointaine à l’horizon, je me vois mal sortir une corde assez longue. Peut-être en les mettant bout à bout… Et comment je les balance ? Non, ça n’a aucun sens. Oh, et puis ce type est débile, non ? Comment il a fait pour aller aussi loin sans se perdre ? Rien qu’à tâter la vase de ma béquille, je vois déjà bien que je pourrais m’enfoncer dans les premiers mètres !

Hein ? Oh, oui : béquille. C’est vraiment la peine que je rappelle ma jambe plâtrée ? Parait que ça ne guérit pas comme ça, les jambes blessées… J’avoue que j’en ai eu marre, et j’ai quand même repris le boulot : j’allais finir par me tirer une balle à force de ne rien faire. Du coup, là… mauvais choix de mission. Je ne risque pas d’aller me baigner dans la gadoue à cloche pied ! J’ai déjà manqué de me péter la gueule une ou deux fois rien qu’en pistant jusqu’ici…
Bon. Pas de solution évidente. Va falloir réfléchir un peu ! Mais en attendant…

— Monsieur, vous m’entendez ?

J’ai hurlé aussi fort que possible. Je crois qu’il m’a entendu, puisque ses élans de panique s’accentuent. Génial, exactement l’effet inverse de celui escompté !

— Calmez vous, Monsieur ! Je suis une ranger, pour vous sauver ! Mais d’abord, faut que vous vous calmiez !

J’arrive pas à savoir s’il s’énerve ou s’il pleure de bonheur à mes paroles, il est trop loin. J’pense pas qu’il comprenne grand-chose à mon histoire non plus. Allez : on prend une grande inspiration, et on hurle :

— BOUGEZ PLUS D’UN POUCE !

Voilà, celle-là, tu l’as comprise ? Je vois sa silhouette s’immobiliser au loin. Bien ! Une bonne chose de faite, ça me fera gagner de précieuses minutes pour réfléchir à une solution. Oui, parce que là, c’est définitivement le caca. Ne voyant aucune autre solution que de l’imiter en jetant ma vie en pâture au marais, j’entame mes premiers pas dans la gadoue en utilisant mon fusil comme garde à l’avant, histoire de tâter le terrain de la crosse avant d’y poser mon pied valide ou ma béquille.
Au début, ça va. Pendant quelques mètres, j’arrive à trouver un chemin stable où la gadoue n’est encore que gadoue. Hélas, ça ne met pas longtemps avant que mon arme ne s’enfonce sans le moindre mal jusqu’à mes mains qui la tiennent, signe que mes pieds feraient de même en avançant davantage.

Je range mon arme toute crasseuse dans son fourreau et recule, dépitée et boueuse jusqu’aux genoux. Et merde, comment je fais ? Je ne vais pas rester là à regarder ce type se noyer dans un Tadmorv géant !

— Daïm, daïm !

Hein ? Je tourne la tête vers Truc, dans mon dos. L’handicapé brâme en direction d’un troupeau de Batracné qui s’amusent à glisser sur la vase comme s’il s’agissait d’une patinoire. Plutôt doués, les bestiaux. J’me demande ce qu’on pourrait en faire ? Des éponges ? Hum, non… à mon avis, vu leur tronche pustuleuse, c’est plus le genre de Pokémon qu’on chasse pour en extraire je ne sais quelle substance immonde. On en fait, parfois, pour le travail, mais c’est nettement moins intéressant que la chasse au gibier.
Truc continue de brâmer. Il finit par attirer l’attention d’un des Batracné : le curieux vient vers nous d’un glissement après s’être propulsé en arrière à coups de jets d’eau. Bizarre, ça : un type eau. C’est vraiment des Pokémon faits pour "nager" dans les marais ! L’animal interroge Truc du regard. Vu sa tronche, on se demande s’il cherche à le faire taire en l’intimidant ou s’il essaye vraiment de comprendre. En tout cas, le daim s’est acheté un courage depuis son accident. À moins que ce soit l’idée d’être à l’abri dans mon sac qui ne le fasse se sentir invincible ? En tout cas, il répond, tournant son regard tour à tour entre moi et le Pokémon.

— Qu’est-ce que tu cherches à faire, Truc ?

Voilà qu’il plonge sa tête dans le sac. Je rêve ! Après tout ça, il retourne se planquer ? Non, il…

— Hé ! Pas touche à ça, c’est des provisions !

Je lui arrache la baie de la gueule avant qu’il n’ait la mauvaise idée d’offrir nos réserves à un Pokémon sauvage. Sauf que, en faisant ça – et surtout en voyant la langue pendue de l’autre batracien –, je viens de comprendre son idée.

— T’en veux ?

Coupant la baie en deux, j’en offre la moitié au Pokémon eau : ni une, ni deux, le gourmand l’englouti et en redemande. Aha ! La voilà, l’occasion.

— Je peux t’en donner autant que tu le souhaites, par contre…

Je pointe du doigt l’homme en danger, dont l’immobilité risque de ne plus durer très longtemps.

— Il faudrait que tu m’aides à ramener le Monsieur là-bas, tu pourrais faire ça ?

Le Pokémon semble hésiter. Ça n’a pas l’air de l’amuser d’aller jouer les héros. Je dirais même qu’à le voir plisser les yeux comme il le fait, il y a une bonne chance sur deux qu’il préfère m’attaquer plutôt que de perdre son temps. Il va falloir ruser !
Je lui donne le reste de la baie.

— D’accord, c’est beaucoup demandé. Tiens, je t’en donne plus ! Par contre, si tu veux le reste, va falloir sauver le monsieur !

Je tapote l’énorme sac que je trimballe, histoire de lui faire comprendre qu’il m’en reste assez pour le nourrir lui et toute sa famille. C’est à moitié vrai : j’ai pas d’autre baie, mais je dois bien avoir de quoi les contenter… Le principal, c’est de le voir acquiescer en se léchant les babines. Et voilà, il décolle ! Mission accomplie messieurs dames !

— Ouf… Bien joué, Truc !

Je caresse le Vivaldaim, lequel n’ose me répondre. Dire que ce jour-là, dans la forêt, il se collait contre moi… ça n’a duré qu’un jour. Depuis, il s’est enfermé dans une morosité aussi virulente que la mienne. À croire que j’ai brisé ses espoirs ! Faudrait savoir, Monsieur le daim : tu voulais te faire tirer dessus, je l’ai fait… Tu ne voulais pas en plus que je te laisse crever ?!

Enfin… Disons que c’est en progrès. Au moins, il se contente de bouder et a arrêté de courir partout en hurlant de panique à la moindre de mes caresses. C’est vrai, ça… Je peux le caresser, maintenant. Je peux le féliciter, l’encourager, et rester près de lui, comme une vraie camarade.

Le Batracné revient. Déjà ? Quelle efficacité ! Je m’apprête à l’accueillir de magnifiques applaudissements ! Euh… Attendez un instant… Où qu’il est le monsieur ? Deux yeux ronds d’incompréhension, voilà à quoi il a droit lorsqu’il me dépose fièrement un Mystherbe à moitié noyé sur les chaussures. Mais qu’est-ce que tu veux que j’en foute, moi, d’un Mystherbe ? C’est pas du tout ça que je lui ai demandé !

— Euh, y’a erreur. C’est le monsieur là-bas qu’il faut ramener ! Là-bas !

Je lui pointe du doigt l’homme qui s’agite de plus en plus à chaque minute qui passe. Il me semble que sa silhouette est déjà moins visible, partiellement enlisée dans les marais… c’est la merde ! Allez Batracné, tu as une mission à accompl…

Sploush, énorme jet d’eau en pleine face. Cette fois, le Pokémon en a eu marre, même qu’il a ramené toute sa famille en renfort pour se jeter sur moi. Je me débats tant bien que mal, incapable de repousser qui que ce soit dans cette boue qui empêche prise et équilibre. Et ne parlons pas de ma jambe cassée… Je suis impuissante. Après une belle bagarre unilatérale, les Batracné repartent fièrement avec leur trésor : mon sac, d’où ils expulsent sans la moindre vergogne le pauvre Truc en le jetant dans la gadoue à son tour.

— Bordel.

Je n’ai même pas envie de me relever. Est-ce que les choses doivent vraiment encore recommencer ici, même à l’autre bout de Vigneaux ?
Les paroles de Daisy me reviennent en tête : La vie, c’est une aventure, un combat. Fait des erreurs, mais apprend de tout ça.
Ne pas abandonner. Peu importe à quel point la misère s’acharnera sur ma route, j’insisterai jusqu’à trouver une solution, même s’il ne reste aucun espoir. Positive, Kata ! Positive ! Regarde : en mettant de côté l’annihilation de mon amour propre dans un mélange d’eau et de gadoue, ils ne m’ont rien fait, je suis en pleine forme. Même Truc a encore la force de bramer dans la flaque qui le noie à moitié, le pauvre étant incapable de se relever seul. Je le ramasse de mon bras libre… Et la Mystherbe par la même occasion, vu que Truc s’est mis à lui grignoter les feuilles :

— Hé ! Arrête ça !

Le Vivaldaim obéit : la Mystherbe retrouve sa liberté et s’empresse de retourner à la rescousse de son maitre. Il faudra que je me jette sur elle pour l’en empêcher :

— C’est pas vrai ! C’est une seconde nature le suicide chez les Pokémon ? Tu vois bien que c’est marécageux, par-là, tu…

Oh. Elle hurle en direction de l’humain tandis que d’énorme larmes de Crocrodile coulent de ses yeux. Serait-ce possible que ce soit sa Pokémon ? Voilà pourquoi cet idiot de Batracné pensait avoir accompli sa mission ! Il a bien secouru quelqu’un au final.

— Allez, du calme la brindille ! Toi, tu restes tranquille, et moi, je m’occupe de ton dresseur !

Pas le temps de protester : madame se retrouve colée à Truc tandis que je me redresse et retourne là d’où je peux le mieux observer la pauvre victime.

— Tenez-bon, monsieur ! Votre Pokémon va bien, on arrive pour vous !

En tout cas, on essaye. Peut-être sera-t-il un peu rassuré par mes dires ? ça en fera au moins un qui a l’impression qu’on avance…
Le temps s’écoule bien trop vite. Je l’entends de nouveau hurler, et je crois bien qu’il a de la boue jusqu’en dessous des épaules. Ça va être compliqué… Très compliqué. En plus, j’ai plus rien ! Pas de corde, pas de sac, pas même mon tire gibier. J’ai juste mes fringues trempées de boue, un daim handicapé et une Mystherbe suicidaire…

Allez, réfléchis, réfléchis ! Tout ce qu’il faut, c’est pouvoir passer au-dessus de tout ce bordel marécageux. Me faudrait juste le pouvoir de flotter, ou au moins virevolter tranquillement au-dessus de tout ça, pour éviter la boue, la gadoue, et pouvoir tirer le monsieur de là… un peu comme… Comme… comme…

Mes yeux dérivent lentement vers l’œil flottant. Comme lui, en fait.

— Mais tu voles, toi !

Et comment je n’y ai pas pensé plus tôt ?! Ah oui, c’est vrai : je l’ai exclu de la team dès la première minute. L’espoir renait : je n’ai plus qu’à lui donner une corde et… et…
Et merde, mon sac. Aucune chance de récupérer quoi que ce soit avec cette armée de Bratracné, ils risquent juste de me noyer sous des torrents d’eau si j’ose retourner vers eux. Je pourrais essayer de les fusiller un par un… Mais en plus d’être trop risqué, ça va me prendre un temps fou de nettoyer mon fusil après m’en être servi de canne dans la boue. Il faut agir, et vite. Demander à N de tirer le monsieur ? Mes yeux dévient vers les brindilles de part et d’eau du Pokémon lui permettant d’écrire son propre nom. Aucune chance : déjà la dernière fois, quand je m’y suis retenue, j’ai bien failli les briser. Il flotte sans peine, et surement que je pourrais m’appuyer sur lui, mais il n’a aucune force physique pour tirer quelqu’un de ses brindilles. À la rigueur, l’humain pourrait l’attraper dans sa main… Mais là encore, N finirait écrasé par sa poigne avant de l’avoir sorti d’affaire. Non, il faudrait quelque chose… Un intermédiaire entre l’homme et la lettre alphabétique ! Genre… Genre…

— J’ai trouvé ! N ! N ! Tourne l’œil par-là !

L’étrange créature émet son écho mélodique en pivotant vers moi tout ouïe.

— Écoute, ça fait des semaines qu’on est ensemble, toi, Truc et moi. Si on veut devenir une équipe, une vraie, va falloir qu’on se serre les coude… ou les sabots… et les brindilles… Enfin qu’on s’entraide, quoi ! Est-ce que t’es prêt à te donner à fond ?

J’ai serré les poings d’enthousiasme, plus qu’excitée par mon propre discours. Hélas, aucune réaction : la lettre se contente de flotter en clignant de l’œil.

— Tu vas voir, j’ai eu une super idée. C’est comme un jeu, ça sera super simple pour toi !

Et voilà, c’est l’heure de l’action que personne n’attendait. Je m’assoie dans la boue, sur une des parties plus herbeuses du marais et retire ma botte de mon pied valide.

— N, tu peux me faire confiance, il va rien t’arriver. Ne bouge pas, tu vas comprendre.

J’agis d’un geste aussi lent que possible, ne souhaitant pas perturber le Pokémon dont le soutien ne m’est absolument pas acquis. Il tourne sur lui-même avec inquiétude en me voyant approcher la chaussure, la placer au-dessus de lui, puis enfin l’y camoufler. Je ne le touche pas, le brutalise pas… C’est lui qui devra tout faire.

— Maintenant, : pousse de toutes tes forces !

Ça marche… Ça marche ! Bon, on est loin d’une virée en Etouraptor, mais N a la force de me tirer sur la pointe des pieds. Avec ça et un minimum d’effort… je suis sûr qu’on peut sauver le monsieur de la gadoue.

— C’est bon, tu peux sortir !

Le Pokémon ressort de la botte et me tourne autour, bien plus enthousiaste que je ne l’aurais imaginé pour une telle expérience. Je rêve où ça l’amuse ? Dire que je n’ai jamais essayé de communiquer avec lui… En vérité, je ne sais même pas quel genre de Pokémon c’est. Peut-être est-il joueur ? Peut-être aime-t-il le risque ? Je ne l’ai jamais vu fuir comme Truc. Pourquoi est-ce que je ne me suis jamais intéressée à lui ?

— Allez, N. T’as bien vu, tu peux y arriver ! Tu seras notre héros du jour ! Tout ce qu’il faut faire, c’est amener cette chaussure au monsieur là-bas, et refaire ce qu’on vient de faire, tu peux y arriver ?

La lettre s’agite de haut en bas en guise d’acquiescement, sa mélodie monocorde vibrant d’un enthousiasme que je ne lui soupçonnais pas. Et voilà qu’il repart avec sa botte, en direction du… en direction de… un peu n’importe où.

Je crois qu’on a oublié un détail. Il ne faudra qu’une minute à N pour faire la malheureuse tentative de se renverser pour jeter un œil en bas et voir où il se trouvait par rapport à l’humain.

Plouf. Ma botte…

— Sans déconner ?...

Bon, bah… Plus de sac, et plus de botte. J’vais rentrer en chaussettes, sans mon équipement et avec un mort sur la conscience. Le pauvre N revient vers moi en se trainant d’un air gêné. Il évite mon regard de son unique œil, honteux de son échec.

— T’en fais pas, c’est pas ta faute, lui répondis-je avec bienveillance. C’était bête. Pas grave, on trouvera autre chose !

Allez, allez… Qu’est-ce qui me reste ? Mon fusil ? Bien trop lourd, il avait déjà du mal à flotter avec la godasse. Faudrait un truc léger, à travers lequel il verrait un peu, mais suffisamment solide pour permettre à l’humain de tirer dessus. Un truc… en tissu, ou… ou…
Une main vient s’écraser sur mon visage. C’est pourtant évident ! En essayant avec une chaussure, je n’étais déjà pas loin de la solution. Et hop, une chaussette en moins ! Juste quelques traces de boue à retirer, et voilà le nouveau véhicule volant de notre camarade lettré !

— J’espère que t’as pas d’odorat, mon pauvre !

On dirait que non : N accepte la chaussette sans inquiétude.

— Tu vois, cette fois ?

Il s’agite de haut en bas. Oui ! Allez, on y croit. Courage, monsieur, la cavalerie volante arrive !

— N, tu peux y arriver ! T’as juste à faire en sorte que le monsieur attrape le bout de la chaussette comme ça. (je lui montre en agrippant de mes doigts le bout du linge) Ensuite, tu tires d’un coup aussi fort que tu le peux !

La chaussette volante acquiesce. C’est l’heure de vérité… Et qui dit heure de vérité dit cri de guerre ! Je pointe notre objectif de la main et hurle à plein poumons :

— POUR KEDAL !

La mélodie de l’unique œil résonne une énième fois, à moitié étouffée par le vêtement tandis qu’il se met en route par-delà la vase. Qui n’aurait jamais rêvé d’être secouru par une chaussette volante au milieu des marais ? C’est une drôle d’image qui s’offre à Truc et moi. Cette histoire fera une bonne légende à raconter ! La légende de la chaussette volante…

Il y est. Encore hésitant, le Pokémon flottille autour de l’humain et se rapproche peu à peu de cette main, seule survivante d’un corps presqu’entièrement enfoui sous la boue. L’homme n’a réussi qu’à garder sa tête et ses mains hors de la mélasse. Bon choix, ça, bon choix !
Les doigts se referment… C’est le moment ! Je hurle de toutes mes forces :

— MAINTENANT !

Quelle force… Pitoyable ! Fallait pas non plus s’attendre à un miracle : l’homme ne va pas s’envoler d’un coup. Bref, au moins, ça fonctionne : son bras ressort lentement du marécage, il parvient même à s’agripper à la chaussette de sa seconde main ! On revoit l’ensemble de sa tête, son cou… Et voilà le début de son buste !

— Vas-y, vas-y, vas-y !...

CHTAK ! Le lien se coupe, les fibres du coton cédant à la pression des deux créatures. L’homme à peine à moitié tiré de son cauchemar reprend déjà sa descente aux enfers tandis que N enchaine les tonneaux en l’air, emporté par son élan jusqu’aux cieux. La chaussette lui a échappé, rejoignant à son tour ma botte et bien d’autres victimes au fond du marais.

— BOUGEZ PAS !

J’ai hurlé ça dès que j’ai perçu le problème. Ce n’est pas le moment de se relâcher ! D’accord, c’est un nouvel échec. Sauf que cette fois, y’a du progrès ! L’homme s’est pas mal extirpé de la vase, je revois son buste, et il a les bras libres. Il ne manquerait pas grand-chose ! Malheureusement, plus de botte et plus de chaussette, mon autre jambe étant plâtrée sans artifice.
N accoure en flottant jusqu’à moi, lui aussi remonté comme jamais. Déjà revenu d’un premier échec, il a bien compris qu’on n’abandonnera pas avant d’avoir tiré ce type de là ! Déjà, parce que c’est notre boulot, ensuite parce qu’on a la niaque, et enfin parce que je compte bien faire fermer leur clapé aux Batracné qui se marrent de nous voir faire tandis qu’ils achèvent d’éparpiller les affaires de mon sac. Par contre, il s'est un peu abîmé l’œil et les brindilles en forçant. Je récupère une potion dans ma poche et l'en asperge sur ses maigres égratignures pour lui redonner un coup de fouet, qu'il ait l'énergie d'accomplir le reste de cette dure besogne.

Allez, Kata. Il ne manque rien, vraiment rien ! Un dernier effort de réflexion et on est bon…

Oh… Et si ?... Oh…

Une idée folle me vient à l’esprit. C’est complètement con. Mais bordel, quand on refuse d’abandonner, faut être prêt au n’importe quoi ! Et tant pis si la dignité doit y passer !

Mesdames, messieurs… envoyez la musique !


J’ai déposé Truc, le Mystherbe et mon fusil sur un carré de terre sèche, et c’est avec toute la grâce d’une Kedalienne en mission que j’attrape ma tunique au niveau de mon bassin pour la relever jusqu’à ma tête, révélant mes abdominaux musclés ainsi qu’un de ces soutien-gorge à armature grossier. Heureusement que c’est bientôt l’été, parce qu’après les coups de la botte et de la chaussette, j’ai peu d’espoir de revoir ma tunique…

— Allez, on réessaye !

J’attrape le vêtement d’une poigne ferme par les extrémités haute et basse tandis que N s’agite dedans pour me tirer à nouveau. Ça marche un peu moins bien… mais ça marche toujours !
Non mais regardez-la, ma tunique qui s’envole à travers les marais pour sauver des gens. C’est-y-pas beau tout ça ? Moi, j’appelle ça du don de soi ! Et même que maintenant, je retiens plus mes cris d’enthousiasme :

— N ! N ! N ! N !

Truc et le Mystherbe reprennent en cœur. Toute la foule est en délire pour soutenir le lettré solitaire, véritable sauveur du jour.
Il arrive à destination. En le voyant venir, l’homme agrippe le vêtement en hâte et commence déjà à tirer dessus. Oups : N est ressorti par une manche sans le vouloir.

— Doucement ! Faut être calme, vous deux !

L’ordre s’est inversé, et c’est pas plus mal : l’homme tenait déjà fermement le vêtement entre ses mains – non sans une incrédulité palpable –, lorsque le Zarbi s’y est enfoui par la manche. De nouveau, il tire. De toute ses forces ! Oui… Oui… OUI ! Ça marche ! Le boueux avance ! Je répète : le boueux avance ! Ses jambes progressent parmi les marais, remontent parfois à la surface, se reperdent dans ce bousier sans nom, puis ressorte à nouveau… C’est un combat de chaque instant que mène notre camarade unique œil ! Et ce, jusqu’à ce qu’il ne soit à bout de souffle et que les forces de l’humain ne le rattrapent.
Sitôt qu’il sent que ma tunique ne lui offre plus la moindre résistance, l’humain perd l’équilibre, trébuche dans la vase et laisse échapper le vêtement. Surpris, N n’a pas le temps de réagir que déjà, il est à l’air libre tandis que ma tunique rejoint le reste de mes valeureux vêtements perdus au combat. Il revient vers moi, bien moins enthousiaste que la dernière fois, et se laisse choir entre mes bras.

— Mon pauvre, ça t’a épuisé. T’as été super !

Il se contente d’un clignement d’œil en guise de réponse. Impossible de lui en demander plus. Je le dépose contre Truc, me redresse à l’aide de ma béquille et m’approche du début de cet horrible marais. On est à portée de voix, maintenant. Genre, vraiment, sans hurler.

— On y est presque, monsieur. Plus qu’un petit effort !

L’homme acquiesce de la tête, encore tout tremblant de cette terrible expérience. La malchance a fait qu’il s’est arrêté au mauvais endroit, là où il peut s’enfoncer de nouveau. Il n’en sortira pas seul, il lui faut encore quelque chose pour le maintenir vers nous et éviter que chaque nouvelle enjambée l’entraine vers le fond. Il est à portée de corde, cette fois. Une demi-douzaine de mètres, tout au plus. Je pourrais peut-être lui tendre mon fusil ? Non, ça reste risqué : j’ai une jambe en moins, aucun appui valable, et si je tombe, on y reste tous les deux. Je regarde mon corps déjà torse nu : puisque ça a déjà fonctionné à deux reprises et que je n’ai rien d’autre, peut-être aurais-je encore quelque chose pour…

Oh…

Mes yeux s’arrêtent sur mes mains, et plus précisément sur les épais bandages dont je les recouvre toujours. Petit conseil de chasseuse : en forêt, faites comme moi. Ça évite les blessures du quotidien, et tant que les doigts sont à l’air libre, ça ne gêne en rien vos mouvements. Eh bien… Voilà ma corde.

Je défais les bandages de mes deux mains jusqu’à en récupérer deux longues lignes en tissu que je noue en une seule avec fermeté. Bien, c’est assez long ! Plus qu’à réenrouler le tout, reculer de quelques mètres, viser… Et FEU !

La boulette de bandages vole jusqu’à l’homme en se démêlant façon rouleau de papier toilette le jour de la fête des morts. Une belle ligne blanche reliant l’adulte à la lisière de la vase. Je n’ai que quelques mètres à faire pour en récupérer un bout et le lever afin de le tendre entre nous.

— C’est plus solide que ça en a l’air ! lui criai-je.

Ça se sent au toucher. Ça va surement craquer au milieu, là où j’ai fait le nœud, mais ça devrait suffire pour les quelques mètres restants. Ah, bordel : rien qu’à sentir ce fil sur mes paumes, je me sens nue – oui, plus encore que sans ma tunique –. Je ne pars jamais en expéditions sans mes gants faits main !
On y est presque. Je prends appuis sur ma jambe valide, l’autre restant en arrière par équilibre sans trop appuyer dessus.

— À la une, à la deux…

Et je tire ! Une, deux, trois, quatre… Cinq enjambées, et la "corde" craque pour me revenir en pleine face et me faire trébucher dans la gadoue. Mais pas de soucis : cette fois, Monsieur est définitivement tiré d’affaire. Il parvient à franchir les derniers mètres seul et arrive enfin à ma hauteur. Je crois qu’il s’apprêtait à me prendre dans ses bras pour me remercier comme jamais il n’a remercié quelqu’un… Mais me voir torse nu et dégoulinante de boue a retenu ses ardeurs. Il sourit malgré tout, et m’offrira finalement une longue tirade de remerciements.

J’hoche la tête avec fierté malgré l’état déplorable dans lequel nous sommes, mon équipe et moi. Mission accomplie ! Ça aura été dur : il y a eu du sang, des larmes… Enfin non, pas du tout. Beaucoup de sueur, par contre, et pas mal de monde épuisé ! Mais au final, cela valait le coup si c’était pour revoir le bonheur de cette Mystherbe et de son dresseur réunis. Ça me ferait presque esquisser un sourire… presque. Je ne suis toujours pas d’humeur, malheureusement. La fierté suffira pour le moment.

— Désolé, tu m’attends deux minutes ? J’ai un truc à récupérer.

Déçus de nous voir réussir, les Batracné sont repartis jouer dans la vase en abandonnant mon sac non loin de là. Sans grand surprise, le conteneur a été pillé de tout ce qu’il avait de comestible, et pas mal de trucs que je venais d’acheter son inutilisables ou perdus parmi la vase. Mais bon, voyons le bon côté des choses : les fléchettes et les pokeball des poches arrière ainsi que mon piège à Lougaroc sont toujours là, mon sac est en un seul morceau, et j’ai même la chance de retrouver les deux-trois autres trucs auxquels je tiens vraiment. Je ne vais pas pleurer pour quelques munitions et bouts de chiffon, ça se rachète !

Bon… eh bah c’est une fin de mission ? Tout le monde aura mérité un bon repos après ça ! J’installe Truc et N dans le sac, reporte mon fusil sur le dos – en frissonnant à la sensation glacée du métal sur ma peau –, et voilà les deux tas de boues que nous sommes repartis en direction du centre ranger. Ça risque de choquer un peu les gens de Kalank de nous voir débarquer ainsi… Boarf, ça m’arrive souvent à Kedal de rentrer dans des états pas possibles ! Le principal, c’est d’avoir accompli la mission !

[HS : Utilisation d’une baie et d'une potion]