Saison Un

: Obscure Prophétie

— Allez, Truc ! Flemmarde pas, c’est tous les jours qu’on doit le faire !

Le daim riposte d’un bramement agacé. Nous sommes une nouvelle fois cette position déroutante : une chasseuse à quatre pattes derrière un daim handicapé tandis qu’elle remue avec fougue les pattes arrière du cervidé pour le forcer à avancer de ses seules pattes valides. Malgré ce long mois d’écoulé depuis la blessure du Vivaldaim, le petit n’a jamais perdu le moindre gramme de muscle. Je dirais même qu’il a forcit des pattes avant. Son ventre a gonflé, aussi, mais ça, ça n’a rien de surprenant. Passer d’une vie de couard à peine capable de se nourrir à celle d’un pacha vivant auprès des réserves de nourriture, ça laisse des traces. Passer son régime d’herbivore à omnivore aussi. Pas sûr que ce soit bon, d’ailleurs ! Mais avec le peu de plaisirs qu’il lui reste, je risque pas de l’embêter avec ça. Embêtons-le plutôt avec ces exercices, qu’il maigrisse un peu et garde la forme !

— Allez, à toi tout seul, maintenant !

Je repose ses pattes au sol. L’animal soupire un temps, refusant l’exercice. Je lui chatouille le museau puis pose ma tête au sol devant lui, un large sourire s’étirant sur mon visage :

— T’y échapperas paaaaas ! On a toute la journée si y faut !

Le Vivaldaim lève les yeux au ciel. Je mens pas, il le sait ! Je lui ai déjà fait le coup : on était restés une heure comme ça, sans bouger en attendant qu’il s’y mette. Je peux vous dire que ça en étonne, des passants ! Ils nous regardent de leurs yeux abasourdis, intrigués par la présence d’une gamine allongée de tout son long sur les pavés devant son daim blessé. C’est ainsi que, poussé par la lassitude et un chouilla de honte, Truc entreprit de pousser aussi fort que possible sur ses pattes pour redresser son buste, avant de se laisser retomber et de réitérer l’effort une fois, deux fois, trois fois… Aussi longtemps qu’il le faudra pour que j’en sois satisfaite. Allez, allez ! On fait tous les exercices que l’infirmière Jeanne nous a recommandés !

Vous l’aurez compris : je ne m’embête pas à trouver un coin tranquille pour nos exercices. Nous sommes à quelques mètres du centre Pokémon, en pleine ville. Pourquoi aurais-je honte d’entrainer mon Pokémon en public ? Tout le monde fait ça ! Et le fait que j’ai un fusil sur le dos et qu’il s’agisse d’une proie handicapée par balle ne justifie en rien que ce soit différent.
De toute façon, l’avis de gens dont j’ignore tout, j’y apporte autant d’importance qu’à ma coupe de cheveux : tant que c’est pas dérangeant, c’est que ça va !

— Tu verras Truc, c’est embêtant tout plein ces exercices, mais un jour après tout ça tu deviendras encore plus fort que si t’avais pas été blessé !

Peut-être même qu’il arrivera à se déplacer sur deux pattes, comme un humain ? Mais à l’avant. Ça serait marrant ! Faudrait qu’on essaye ça un jour ! Ça serait quand même mieux que de devoir devenir un fantôme pour pouvoir se déplacer. Cette histoire de fantôme, faut absolument que je la lui sorte de l’esprit !

Alors qu’on travaillait durement mon Pokémon et moi, une voix amicale nous interrompt en prononçant mon nom. Surprise, je m’arrête et lève la tête pour découvrir un drôle d’adulte tout en violet, des fringues aux cheveux.
Ah ! Je le connais lui ! Enfin, pas très très bien, mais c’est un des adultes de Kedal qui voyage beaucoup : Azur ! J’en sais pas plus : ma maman, elle veut jamais en parler. Elle dit qu’Azur est pas intéressant et que je ferais mieux de l’ignorer moi aussi. Du coup je l’écoute, pasqu’elle a toujours raison ma maman.

Ce qui ne m’empêche pas d’être chaleureuse à sa découverte ! Ça reste un copain kedalien ! Je lui décerne donc mon plus beau sourire et hoche la tête :

— Vivi ! C’est moi ! C’est trop cool de voir quelqu’un de Kedal ici !

C’est vrai qu’on se rapproche de chez nous. Même s’ils sont pas beaucoup, tous les courageux qui traversent les gorges régulièrement atterrissent ici ! C’est peut-être le cas pour lui ?
Il s’enquiert rapidement de ce que je fais. En l’entendant, je reporte mon attention sur Truc et lui caresse la tête avant de le faire rouler sur le dos, pattes en l’air, pour l’exercice suivant. Allez Monsieur, on mouline dans le vide pendant que moi je masse tes pattes immobiles !

— Non non, on se débrouille merci ! Faut que Truc fasse tous ses exercices tous les jours pour garder ses pattes en forme, sinon il va tomber malade ! Alors je l’aide et je l’encourage !

Grommellement du principal intéressé. C’était bien beau de l’encourager, mais lui, il préfèrerait rester allongé au fond du sac toute la journée plutôt que de s’épuiser une heure ainsi chaque jour. Surtout que j’insiste avec beaucoup de professionnalisme sur chaque exercice, pas moyen d’y échapper ni même d’en réduire la durée ! Je suis responsable de sa blessure, alors je dois tout faire bien pour me rattraper.

Mes yeux se reportent sur Azur. On pourrait y lire de l’hésitation, empreinte d’un soupçon de curiosité. Du coup, je dois l’ignorer ou pas ? C’est bizarre, c’est ce qu’on fait avec les malades Pokébio normalement, pour pas l’attraper, est-ce qu’il l’est ? Je décide de creuser un peu afin d’en savoir plus.

— Toi aussi tu as des Pokémon à t’occuper ?

Pourquoi je l’appelle Truc ? Ben là, quelle question ! En plus, c’est pas le premier à me la poser. Ils sont bizarres les gens, quand même ! C’est pourtant évident, comme le sous-entends mon amusement tandis que je ricane :

— Ben parce que c’est son nom ! Hein, Truc ?

Pour preuve, le daim tourne la tête vers moi et penche les oreilles, interrogeant cet appel soudain. Il n’a pas suivi la conversation, bien trop occupé à mouliner des pattes pour se préoccuper du monsieur aux cheveux violets. J’en ris d’autant plus. Quant à la véritable raison pour ce nom… disons que ça n’a jamais été réfléchi. Le truc qui me suivait est simplement devenu Truc tout court après bon nombre de jours.

Je lève un poing victorieux aux encouragements de l’adulte. Je suis bien d’accord avec lui ! C’est nous qu’on est les plus courageux à Kedal, et je suis sûre que lui aussi il est courageux, Monsieur violet ! Par contre, avec Truc, faut vraiment insister tous les jours. Il l’est un peu moins que nous, il flemmarderait bien si je le laissais faire.

Lorsque j’essaye de creuser un peu la légende d’Azur dont on ne doit pas prononcer le métier, celui-ci y répond de long en large sans aucune méfiance. Ah ben ça ! C’était inattendu. D’un côté, je comprends mieux, et de l’autre, je suis soulagée : c’est quand même moins triste d’être dresseur que Pokebio. Je comprends pas l’intérêt de cette profession, mais au moins, il est pas malade le monsieur !
Quant à son histoire de chance, ben soyons franc : tout comme pour la malédiction d’Aurora au premier jour, je n’y crois pas. À mon avis, il est juste trop modeste ! C’est comme en chasse : les gens y râlent que t’as été chanceux pasque tu ramènes un plus gros Déflaisan, mais c’est juste que tu sais mieux chasser qu’eux ! Bref, je marque ma pensée d’un bruit de bouche négligé, laissant comprendre ce que je pensais de ceux qui traiteraient Azur de simple chanceux.
Le truc amusant, c’est qu’au moment où Azur me laisse respirer, le seul point qu’il me vient à l’idée de relever sera finalement le moins surprenant de son histoire :

— Whaou, cinq ans ? C’est pas trop ennuyeux de se battre tout le temps pendant cinq ans ?

C’est à peu près la vision que j’ai du conseil 4. Des messieurs-dames, cachés dans leur tanière à Cosa, qui voient défilés un flot continu de dresseurs qui pensent qu’à se battre et leur défonce la tête pour les empêcher d’aller plus loin. Mais soyons franc : c’est déjà un miracle que je sache ce que c’est, parce que je m’en fous.

Lorsqu’Azur reparle de Kedal, je me perds un peu dans sa logique. Je vois toujours pas ce que la chance vient faire là-dedans ! J’allais d’ailleurs le faire remarquer, mais il enchaine sur un point bien plus inquiétant auquel je me dois de réagir en premier :

— Aaaah, c’est vrai ? (je me tourne vers les gens qui m’observent) Oh pardon, je suis désolée ! Je voulais rester pas loin du centre, pasqu’ils ont plein de bidules pour s’occuper des Pokémon, alors parfois je leur en emprunte pour des exercices !

Malgré mes dires, je récupère le daim entre mes bras et me redresse, prête à m’éloigner, quand Azur en rajoute une couche, cette fois-ci supposant que Truc préfèrerait le faire ailleurs. C’est parfaitement faux : il s’en fout. Depuis quand s’intéresse-t-il à l’avis des autres ? Néanmoins, il y voit surtout une occasion de repousser (voir éviter ?) la séance en cours et s’empresse donc d’acquiescer d’un air gêné à l’intention du maître.

— C’est vrai, Truc ? Mince, fallait le dire ! (je lui fais un gros câlin durant lequel le flemmard ouvre de grands yeux surpris. Lui qui craignait des réprimandes, il est encore plus satisfait que prévu ! La suite est néanmoins décevante : ) Tu vas voir, on va trouver un super endroit pour continuer sans personne pour t’embêter !

Avant de partir à la recherche d’un coin idéal, je me rapproche d’Azur et reprends mes quelques pensées égarées, tout sourire :

— Merci, j’aurais jamais su si tu l’avais pas dit ! C’est marrant, t’as l’air de bien savoir comment ils marchent les Pokémon, pourtant normalement les dresseurs ils font que se bagarrer. J’aime pas trop du coup ! Si j’avais mon chien de chasse, je voudrais pas qu’il se batte tout le temps avec plein d’autres gens, il va se blesser et il pourra plus bien chasser après.

Allez, j’enchaine même sur ce que j’ai pas pu lui dire plus tôt :

— Tu sais, j’suis sûre que c’est pas de la chance si à Kedal personne y t’en veux. Déjà c’est chez nous, pis t’as l’air super gentil et t’aide les gens ! C’est normal que personne il râle quand t’es là !

Attend, attend… Cinq ans, plus 25 ans, plus… Plus quoi ? J’suis perdu ! Mais, mais, c’est un papi en fait Azur ? Il a quel âge ? Nan, il a pas les cheveux blancs. Et en même temps, il a les cheveux violets ! Est-ce que violet, c’est après le blanc ? Du coup, c’est un papi de papi ? Azur aurait plus de cent ans !
Attendez, ça tient pas la route : ma maman elle a déjà dit "quand il était petit", et ma maman elle a pas cent ans, alors Azur il a pas cent ans. Je recompte ! Sur mes doigts…
Pourquoi en fait ? Je réalise mon idiotie d’un sursaut. Tout ce qui compte, c’est que ça fait encore vachement plus long que je le pensais, en fait ! C’est horrible ! Avant d’être impressionnée par ses prouesses par rapport aux autres, je suis surtout impressionnée qu’il ait tenu aussi longtemps sans s’ennuyer !

Lorsque nous nous déplaçons pour ne plus déranger les gens, Azur me propose de porter Truc. Je refuse bien sûr d’un hochement de tête souriant. J’ai l’habitude de le porter, Truc ! Pis ça me fait un peu mon entrainement quotidien aussi ! Par contre…

— Blanche ? Nan, ça me dit rien, j’ai dû oublier ! Mais Truc serait surement super content qu’elle l’aide ! Pas vrai ?

Le daim lève la tête, perplexe, puis interroge l’autre humain du regard.
L’église, c’est juste un gros trou noir dans ma tête. Je me rappelle même plus de la tenue qu’avait Jack, c’est dire ! J’avais sans doute trop bu de vin.

Le sujet dévie rapidement sur les dresseurs, et l’adulte m’expose sa vision de la chose. J’aime bien son explication ! Y’a un truc très chasserresque dedans qui me plait beaucoup ! Néanmoins, l’obligation du combat dans cette histoire me parait très douteuse :

— Ma maman, avec Volti, elles sont comme une famille et chassent n’importe quoi comme toi tu dis, pourtant, elles ont jamais combattu des dresseurs. Pis y’a plein d’éleveurs qui sont encore plus heureux avec leurs Pokémon alors qu’ils savent pas se battre ! C’est bizarre, non, d’avoir besoin de se bagarrer pour être heureux ensemble ? C’est comme on allait taper les voisins à chaque fois qu’on se revoit en famille pour s’amuser !

Je comprends toujours pas. Mais bon, au moins y’a des bons dresseurs pour qui tout le monde est heureux comme Azur, alors je suppose que c’est bien ?

La discussion repart ensuite sur Truc tandis que nous arrivons dans un coin plus tranquille : une arrière-cour délaissée depuis plusieurs jours, probablement utilisée par des stands temporaires qui s’ajouteraient au festival selon les saisons. Je m’assois sans vergogne au milieu de la place et allonge le daim sur mes jambes en tailleurs pour lui caresser le torse tout en expliquant :

— Pas que ! Faut qu’il bouge tous ses muscles qu’il bougerait s’il marchait normalement. Et même tous les autres pasque du coup, il reste à dormir toute la journée. C’était quoi ton idée ?

Il a l’air curieux, aussi, le Azur ! Je ricane en l’entendant poser plein de questions :

— Tu devrais y aller pour savoir tout ça ! Ça serait plus simple ! Enfin, je crois que tout roule. Papa et maman aident toujours des gens partout en chassant les plus dangereux des Pokémon quand ils cherchent pas à manger, et moi je commencé tout juste ma licence de ranger ! J’ai déjà réussi deux missions, et les gens ils étaient super contents de moi !

Je sais : c’est marqué trois sur mon dossier, mais elle compte pas la troisième, c’est une erreur.

Si c’est comme ça qu’on fait ? Mais… Mais non ! Mon papa, ma maman et moi on va jamais taper les voisins ! Au contraire, on les invite tous à manger des bonnes cuisses de Haydaim et on fait la fête tous ensemble à danser autour du feu !

— Ben non, toi ta famille ils tapaient des gens ? Quelle idée ! Et euh… non, je vois pas de quoi tu parles, j’ai jamais été en danger avec mes Pokémon. Truc, si c’est dangereux, faut pas qu’il y aille le pauvre, il est déjà tout cabossé. Et Monsieur Croa, c’est lui qui fait du danger à chaque fois. Une fois, il m’a attrapé dans ses serres et il m’a emmené là-haut tout là-haut, même que j’ai cru qu’il allait me lâcher, j’ai eu trop trop peur !

Mêlant de grands gestes à la parole, je parle, je parle, puis une histoire me revient en tête. Mais j’ose pas la dire. J’aime pas parler de ça. Je fais les gros yeux à monsieur Violet, hésitante, puis laisse le sujet suivant faire diverger la conversation.
Il a oublié son idée. Bah mince alors, pauvre Truc ! Ça doit être ma faute, je l’ai embêté avec toutes mes questions. Mais au moins, il me félicite tout plein pour mes progrès, et ça, ça fait plaisir ! Je lui fais un gros gros sourire, toute contente. Surtout qu’il me fait une proposition trop gentille !

— Vraiment ? On pourrait faire une mission ensemble ?! Ça serait trop marrant ! En plus, tu dois être trop trop fort si tu te bats depuis tout ce temps ! C’est trop gentil !

Pouf, je lui saute dessus pour lui faire un énorme câlin, touchée par tant de bonté.
Ça me réconforte qu’il soit gentil comme ça et qu’il propose son aide. J’ai encore plus envie de lui faire confiance.

Mais déjà, un petit daim se met à râler, réclamant un peu d’attention alors que je viens tout juste de le quitter. Je ricane puis retourne vers lui, commence à lui caresser la tête accroupie puis m’arrête subitement. Je peux vraiment lui faire confiance, hein ? Il vient de Kedal Azur, et il est gentil. En plus, c'est le plus fort des dresseurs depuis des siècles ! Ou presque.

— En fait, c’est pas vrai qu’on a jamais vu du danger. Mais c’était pas bien du tout, et je veux jamais que ça rearrive ! C’est… C’est la méchante team rocket ! Ils m’ont attaquée ! Deux fois ! Même qu’ils voulaient toooous mes Pokémon !

J’attrape le pauvre daim entre mes bras puis me redresse en sentant un début de larmes venir. Face à Azur, je reprends d’une voix plaintive :

— J’ai pu sauver que Truc, ils ont pris ma pauvre Fouifiiii ! Je l’ai jamais revuuue ! Pourquoi y’a des gens ils sont méchaaaaaants ?! Moi je voulais juste chasser avec ma Pokémoooon ! Elle était trop bieeeeeen, Fouifiiiii !

Ah ça, Azur ne s’attendait peut-être pas à me voir finir en larme à la simple évocation d’épreuves passées avec mes Pokémon ? Faut dire qu’on a eu du mal avant d’en arriver là où on en est, avec Truc. Et encore, lui, il est dans un sale état. Le daim tourne la tête dans tous les sens en bramant pour m’observer, cherchant à comprendre la cause de ce soudain désespoir.