Saison Un

: Obscure Prophétie

Gauche. Droite. Gauche. Droite. Dire que 2 mois auparavant, je dansais au rythme des notes sans me soucier de mon corps d’emprunt, et qu’aujourd’hui enchainer quelques pas est un calvaire. Kata n’y est pour rien. Son corps glisse entre les fils de ma possession, comme s’ils se brisaient au moindre mouvement brusque et qu’il me fallait en coudre de nouveaux. Comment mettre en scène la vie de cette enfant si je suis incapable de lui venir en aide ? À de multiples reprises, je n’ai pu que hurler mes directives, l’enfant s’empressant de les ignorer par son insouciance. À de multiples reprises, il m’a fallu forcer pour éviter le pire. Jamais nul autre qu’elle n’a autant attiré de malheurs en une seule vie. Ce devrait être un véritable défi à mes yeux, une nouvelle œuvre que je devrais m’empresser de parfaire ! Hélas, dans mon état, je n’enchaine que les frustrations. L’enfant pourrait vivre tellement plus que les malheurs qu’elle subit. Rien d’aussi exceptionnel que nos quatre concurrents à cheval, bien entendu, mais un minimum d’ambition se doit d’être respectée pour chacun.

Je m’arrête contre le mur de la famille Strophe. Encore trop faible pour faire davantage, je me contente d’y tourner en rond et me rattraper au mur à la moindre faiblesse, évitant ainsi une chute à la jeune adolescente. Pitoyable, n’est-ce pas ? Et croyez-moi, nous sommes déjà loin du calvaire de mes premières tentatives, durant lesquelles remuer un simple bras aurait mérité l’ovation d’une ville entière. Je ne compte plus les fois où je l’ai réveillée, la pauvre. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est compréhensive. Une de ses grandes qualités, très souvent mise à mal par ceux qui se jouent de sa naïveté. Le genre de choses qui se produira de moins en moins, désormais.

Bien que je fasse ces exercices désagréables tous les jours, j’essaye de me montrer discret. Dans la limite du possible, évidemment : les yeux de l’enfant illuminant la nuit de ma lueur Pitrouillesque, personne ne raterait ma présence en s’approchant. Cependant, j’évite de réveiller le paternel et le reste de la troupe autant que l’enfant elle-même. Mais parfois, comme ce soir, c’est un échec.
C’est en ouvrant la porte que j’ai réalisé la petite Gruikui qui me suivait. Et plutôt que de risquer une crise qui réveillerait encore davantage de monde, je l’ai laissée m’accompagner pour cette balade nocturne. Sa petite queue en tire-bouchon se terminant par une boule exprime toute sa curiosité, tandis qu’elle se demande ce que je fabrique, et surement pourquoi je suis aussi maladroit alors que Kata gambade comme un Capumain toute la journée. Néanmoins, elle suit, toute guillerette de cette balade improvisée… si l’on omet les quelques flaques de bouses qu’elle se doit ABSOLUMENT d’éviter et l’obligent à illuminer régulièrement ses pas de minuscules flammèches.

J’avais dit discret… Heureusement qu’on est à Kedal. Tout se sait, ici, d’autant plus lorsqu’il s’agit de Kata, et que Kata elle-même le hurle sur tous les toits. L’enfant aide son Pokémon à se reposer pour le remercier d’avoir brisé la malédiction, ça doit être ce que les pécores ont compris dans l’ensemble. Ça m’arrange. Au moins, nous n’avons rien à craindre ici.

Cette lenteur. Cette maladresse. C’est d’un ennui ! J’en mourrais si je ne l’étais pas déjà. Même une fois retourné à l’intérieur, le corps de l’enfant me parait si lourd que je me retrouve obligé de la faire s’asseoir sur une chaise avant d’en faire davantage. Et cette Gruikui qui me tourne autour, toute contente qu’on ait quitté l’herbe humide du soir sans réaliser la galère qui me torture…

Inutile de dire que la soirée s’enlignait pour être des plus agaçantes. Néanmoins, quelle ne fut pas ma surprise d’entendre la porte grincer. Tiens donc ? Un des Pokémon d’élevage déversé parmi les paturages de Kedal m’aurait suivi jusqu’à l’intérieur ?

Non. Cette voix. Je la reconnais. Levant les yeux vers cette silhouette seulement illuminée par la lune, je souris intérieurement d’une telle surprise.

— Adèle. L’heure est bien tardive pour une visite. Six mois plus tôt, Volti t’aurait accueillie d’une rasade d’électricité pour risquer de réveiller ainsi sa famille.

Évidemment aujourd’hui, la Voltali est restée aussi inerte que si elle dormait réellement, étalée dans un coin de la pièce. Je la devine pourtant réveillée : après tout ce qu’elle a vécu, son sommeil restera léger et ses rêves cauchemardesques. Mais passons sur celle qui fait la morte.
J’attrape une bougie à moitié consumée sur la table, la tend à Couenne qui l’allume avec joie, puis la repose en offrant à l'humaine de prendre place à mes côtés :

— Je t’en prie, profite donc de ta chance et rejoints-nous. Je n’avais pas encore eu l’occasion de te remercier depuis la dernière fois.

Ma voix… Enfin, celle de Kata est très calme, posée. Si différente du rythme naturel de cette gamine surexcitée. Légèrement chuchotée, également. Si l’on pouvait éviter le réveil de Kata et de son paternel, cela m’arrangerait.

— Je suppose que tu l’as compris : Kata dort à poings fermés… Façon de parler, bien entendu. Et avant que tu t’en inquiètes, elle se porte bien. Je l’envierais presque !

J’ai beau dire, je n’ai pas à me plaindre. Après l’enfer que j’ai traversé, c’est déjà un miracle que je sois en vie. Enfin… En non-vie. Et je préfère éviter de penser au destin qui m’aurait attendu si je ne l’avais pas rejointe à temps. Après avoir sauvé tant d’âmes égarées… quelle ironie cela aurait été. Bref, ignorons ces tristes pensées et revenons-en à notre invitée du jour :

— Mais dis-moi, quel hasard t’a guidée jusqu’ici aujourd’hui ?

Je suppose qu’elle a une bonne raison de se montrer à une heure aussi tardive. À moins qu’elle ne soit bêtement en manque d’hospitalité ? Venant des autres habitants de Kedal, ce ne serait guère surprenant. En tant qu’étranger, il faut prévoir sa tente et s’installer loin du village pour espérer passer la nuit dans les environs.
De son côté, Couenne s'approche de l'étrangère pour lui renifler les jambes, très curieuse de découvrir une nouvelle personne dans ce village. Néanmoins, Adèle semble venir de loin, et la Pokémon n'apprécie guère cette odeur de sueur et autres restants de voyage qu'elle trimballe. Inutile de dire qu'elle ne se laissera pas caresser par des mains aussi poisseuses tant qu'elles n'auront pas été lavées correctement !

Le hasard. Un fidèle camarade de la vie, celui-là. Dommage qu’il n’existe pas vraiment, mais soit, mettons-lui cela sur le dos une énième fois.

— Bref, tu as vu de la lumière et tu es entrée. Que d’originalité !

Je ricane doucement à mon résumé moqueur de son explication, sans pour autant la remettre en question.
Je la laisse ensuite poursuivre, étalé contre le dossier de ma chaise dans une position d’amusement. On ne croise pas grand monde de nuit, c’est donc mon premier véritable échange depuis fort longtemps. Inutile de dire que je ne compte pas les échanges horripilants que j’ai eu à travers Kata… Celui avec la mairesse, en particulier, fut un véritable enfer tant l’enfant perdait le sens de mes phrases à travers ses paroles.

— Ravi également. Comme tu peux le constater, les choses s’améliorent… à une vitesse déplorable. J’aimerais m’évader de suite à des années d’aujourd’hui ! Hélas, je doute que notre chère catastrophe subsiste si je détourne le regard plus d’un instant. Tu n’imagines pas les désastres qu’elle attire au quotidien. Il ne serait guère surprenant d’apprendre un jour qu’elle fut maudite par je ne sais quelle engeance maléfique tant sa vie se déroule en terrain miné.

Devançant une potentielle question, j’extrapole sur la myriade d’aventures vécues ce dernier mois par la rouquine :

— Du Pokémon obscur devenu fou à la simple bêtise en plein vol menant à la chute, en passant par une énième altercation rocket et bien des injures sur sa personne en ville… Kata n’a pas vraiment compris le principe du repos. Difficile ainsi de se remettre du moindre mal, cela ne fait que récemment, depuis notre retour, que nous pouvons profiter d’un calme véritable.

Mes yeux se posent alors sur le plâtre porté par mon interlocutrice.

— D’ailleurs, il semblerait qu’elle ne soit pas la seule, peut-être est-ce une spécificité mistraloise, au final ! J’ignorais que la vie d’éleveuse était plus dangereuse que celle d’une ranger, haha ! Que t’est-il arrivé ?

Je sens que la réponse sera merveilleuse. Le plus évident serait une chasse en lieu dangereux, comme Krystal le fait déjà si bien. Ou une bête chute au mauvais endroit ? Quoi qu’il en soit, je recale la théorie de la viennoiserie au mauvais endroit. Celle-là, il faut s’appeler Kata ou Alphonse pour s’y retrouver mêlé.
La porte ayant été fermée, Adèle étant trop sale et moi trop occupée pour m’occuper d’elle, Couenne se tourne vers la seule créature encore présente qui pourrait retenir son attention : Volti. Autant dire qu’elle aussi, elle a de la chance de n’avoir pas connu la renarde électrique en pleine forme ! Car lui mordiller ainsi les oreilles tandis qu’elle cherche le sommeil aurait encore valu bien des éclairs à cette jeune insouciante.

Adèle défend son amie. C’est bien. C’est important, ce genre d’amis. En revanche, elle se méprend sur mes intentions. Et mes actions. Loin d’avoir un control parfait sur son corps, mes agissements se comptent sur les doigts d’une main. Laisser davantage de latitude à l’enfant reviendrait ni plus ni moins à disparaître.

— Concernant ses compétences, jamais je ne sous-entendrais l’inverse. Serais-tu surprise d’entendre que je la crois davantage en sécurité au cœur d’un volcan qu’en centre-ville ? En revanche, il serait déraisonnable d’ignorer ses nombreux manques.

Même Kata a conscience de ses tares. Il faut dire qu’elles lui ont été explicitées à tant de reprises par tant de personnes qu’il serait difficile de les ignorer. Toutefois, certaines choses ne peuvent se régler d’une simple prise de conscience.

Concernant Adèle, j’admets que l’erreur est humaine. Je soupçonne qu’elle aurait pu mieux faire, mieux se préparer ou mieux réagir… comme tout le monde lorsqu’un désastre arrive. C’est rarement l’instant où notre esprit est au meilleur de sa forme, paniqué par l’urgence de la situation.
Au final, un plâtre est une bien mince affaire. D’ici quelques mois, elle rira de cette courte mésaventure. Surtout si elle ne force pas. Et qu’elle ne va pas se baigner comme le ferait une certaine idiote.

— Disons que ta présence en arrière des murailles royales en pleine apocalypse m’avait permis de deviner cette spécificité de ton caractère.

C’est une casse-cou. Très clairement. J’ai un sourire en coin à cette remarque jouant sur un mélange de reproche d’adulte responsable et de reconnaissance évidente.
Si Adèle semble se diriger vers la tranquillité, pour ma part je n’oublie pas qu’elle était au cœur d’une des périodes les plus mouvementées de nos existences. Et je devine que cette pause, si elle se l’accorde réellement, ne sera que cela : une pause.

— Dis-moi, puisque nous avons enfin l’occasion d’en parler aujourd’hui… Que faisais-tu là-bas, ce jour-là ? Peut-être l’as-tu exprimé le jour-même, mais comme tu t’en doutes, les bribes qu’il me reste de cette période douloureuse ne me permettent pas de me remémorer notre conversation.

Et évidemment que cela m’intrigue ! Pour ma part, j’avais mes raisons pour exploser en ce lieu précis. Des raisons que Mort lui aura peut-être explicitées ? Après-tout, le cavalier m’avait suivi jusqu’à l’heure de mon levé de rideau.
Peut-être, sinon, qu’Adèle avait perçu la même chose que nous. J’en doute, le phénomène étant lié en partie aux pouvoirs ténébreux que les cavaliers se partageaient et auquel j’ai gouté quelques jours durant.

Adèle semble plus qu’encline à discuter du lac, néanmoins, je constate qu’elle émet des réserves à l’idée d’en informer Kata. Mon regard se plisse, amusé par son appréhension. Il est vrai que selon les révélations faites, l’enfant pourrait se jeter dans la gueule du Lougaroc une fois de plus. Pour autant…

— N’est-ce pas toi qui m’affirmait l’instant d’avant qu’elle était grande, assez pour faire ses propres erreurs ?

Je lui laisse un temps pour y revenir, si elle le souhaite, puis croise les bras en me rapprochant de la table pour baisser légèrement le ton et être entendu par l’humaine :

— Pour répondre à ton interrogation, Kata dort profondément. En sa présence, je peinerais à tenir la moindre conversation.

Je n’ajoute rien d’autre, laissant Adèle se faire ses propres conclusions quant à son état et la possibilité qu’elle entende. De toute façon, même si cela avait été le cas, je ne laisserai point l’enfant se risquer auprès d’un danger assez grand pour qu’une tête brûlée comme Adèle s’en inquiète. De plus…

— Par ailleurs, les mystères entourant la période des quatre cavaliers ne l’ont jamais intéressée, si ce n’est la santé de son ami Jack. Ce qui est ironique quand l’on sait qu’elle fait partie des plus renseignés.

Elle a même laissé filtrer quelques informations par-ci par-là ! Évidemment, tous ont toujours remis en doute la parole d’une enfant malade, kedalienne et possédée. Tous, y compris la mairesse aussi kedalienne qu’elle. Quel dommage. Les gens réitèrent les mêmes erreurs qui ont un jour mené Jack à devenir Pestilence. Sauf qu’au lieu de passer du côté sombre, Kata a simplement abandonné.
Mais passons là-dessus. Une fois ma réponse complète, je reporte mon regard sur celui de mon interlocutrice :

— Je t’écoute.