Saison Un

: Obscure Prophétie

[HS : Suite directe de Qu’il est bon d’être chouchouté ]

Cet hôtel est vraiment immense. Et si luxueux ! Plus j’en profite, plus je réalise qu’aucune personne ici ne me ressemble. Ils ont tous des tenues bizarres, du genre trop habillées. Finalement, les activités sont bien, mais le cadre n’est pas si agréable. J’ai l’impression d’être jugée à chaque nouvelle rencontre malgré les grands sourires que j’offre aux gens.
Bref… passons ces sensations désagréables. On vient de finir le repas – j’ai mangé comme quatre tant c’était bon ! –, et j’ai pensé à récupérer un surplus de nourriture pour Monsieur Croa. Le pauvre oiseau n’est pas sorti de sa ball depuis la veille au soir, après cette mésaventure au cimetière. Presque vingt-quatre heures. Au début, ce n’était qu’une punition. Mais à présent, plus j’attends, plus j’ai envie de repousser l’instant où je le libérerai. Un cercle vicieux qui a déjà bien trop duré. Faut le briser, maintenant !

J’ai trouvé une énorme salle vide, capable de faire office de volière. Je crois qu’elle sert aux spectacles, pasque y’a plein de chaises et de décorations amassées contre les murs, mais aujourd’hui il s’y passe rien. J’ai demandé à l’accueil, et on m’a conseillé ici pour faire voler un gros Pokémon en intérieur. Ça reste petit, vu la taille de Croa, mais il devra s’en contenter : pas question de lui autoriser une vraie sortie après sa tentative d’attaque sur le pauvre Pitrouille. Où il est passé, celui-là d’ailleurs ? Je me demande s’il traine toujours dans mon ombre ou s’il est retourné au cimetière par dépit.

La ball vole dans les airs quelques instants avant de libérer son propriétaire dans un croassement guerrier des plus furieux. Dès les premiers instants, le rapace me fusille de ses pupilles agressives et entame un pas que je devine destiné à un assaut. Ses ailes ne s’interrompent qu’à la vision de sa prison sphérique retombant dans mes mains. Mon regard est dur, presque aussi dur que le sien. Si lui se croit prisonnier et croit ne pouvoir s’en sortir qu’en m’abattant, je ne le juge guère différemment du vilain qu’il deviendrait si sa ball ne m’immunisait pas à ses assauts.

Silence. Un long silence pesant marque son apparition. Je n’ai rien à lui dire. Rien qui soit sympathique. C’est réciproque, bien entendu. Pourtant, quand je ramasse la gamelle abandonnée derrière-moi, ses yeux se perdent en d’autres émotions, terrassés par la faim. C’est pitoyable de le voir ainsi, tiraillé entre l’envie de me haïr et de me supplier. J’abrège, ne souhaitant pas l’humilier plus que nécessaire, et dépose la gamelle devant lui avant de me reculer de quelques pas. Je sens que son honneur en prend un coup : il tourne la tête, refusant l’offrande d’un air hautain malgré ses yeux qui refusent d’abandonner la nourriture de peur qu’elle s’évapore aussitôt.

— Sois pas bête, mange !

Voyant qu’il persiste à se retenir, j’applique la meilleure des stratégies qui soient dans ce cas. Après un soupir de lassitude et des épaules levées, je fais mine de reprendre la gamelle pour la ramener en cuisine. Couinement du principal intéressé en écho à son ventre criant famine. Je repose la gamelle, et cette fois, il se rue dessus sans aucune retenue. J’approche une main, hésitante. Non. Je dois pas hésiter. J’ai pas peur de lui ! Ma main ferme se pose contre l’une de ses ailes, ce qui le fait immédiatement cesser son goinfrage pour me transpercer d’un regard meurtrier.

— T’es mon Pokémon maintenant, comme Truc. On est ensemble, d’accord ?

L’animal secoue la tête et hurle son désaccord. On est bien partis : il clame déjà haut et fort que jamais il ne m’obéira. Je reste de marbre, ma main toujours posée avec force sur son aile en signe d’amitié et de dominance. J’essaye de paraître déterminée, de lui prouver par un simple regard qu’il n’est pas si mal tombé. C’est finalement un bramement qui fait cesser ses gérémiades. Truc, dans mon dos, regard l’oiseau d’un air curieux. Ils ne se sont pas revus depuis le château : aucune chance qu’il reconnaisse le Piafabec devenu grande. Je lui caresse la tête de mon autre main et lui murmure :

— C’est notre nouveau camarade. Truc, voici Croa ! Croa, voici Truc.

Les deux s’observent, chacun ayant un milliard de questions qu’il aimerait poser à l’autre tant la situation parait incongrue. Pourtant, ils n’ont qu’un échange. Une question de l’oiseau, puis une réponse du daim. J’ignore ce dont il s’agit, mais à ces mots, l’oiseau abandonne sa hargne pour replonger dans l’apaisement de son ventre.


Elle n’est pas très intelligente, ni douée en élevage. Par contre, c’est une bonne personne. Elle sème la mort, provoque diverses catastrophes, et passe son temps à se méprendre. Pourtant, c’est une bonne personne. On ne lui enlèvera pas ça.
Je me souviens de la douceur avec laquelle elle m’a enlacé à la sortie du cimetière. Elle voulait sécher mes pleurs. Une tentative vaine, mais bienveillante. Mes larmes n’ont cessé qu’à l’épuisement. J’aimerais tellement retourner dans ce cimetière, m’enfoncer entre les tombes et disparaître moi aussi, comme ces fantômes d’une autre vie.

Je baisse la tête en y repensant. Elle aurait dû me laisser là-bas, j’aurais été bien plus heureux. Mais non, c’est une bonne personne. Elle veut me relever, même si c’est inutile, stupide et impossible sans pattes pour m’y tenir.

Le rapace s’est remis à manger. Kata le regarde faire, une main toujours posée sur l’animal. Tout semble se figer en une vision paisible.

Hélas, rien ne se déroule jamais comme prévu pour la jeune ranger. Sans que rien ne l’ait annoncé, la gamelle se soulève subitement pour venir retourner son contenu sur l’oiseau. Un petit rire machiavélique se fait entendre, tandis qu’un Pitrouille se révèle face à nous, tout fier de sa première blague réussie. Le voilà, celui qui a juré de hanter Croa jusqu’à ce qu’il ait purgé sa peine. Un fantôme. Un chanceux. Mais pour combien de temps ? J’entends Kata hurler, tandis que le rapace s’élance déjà en direction de sa proie :

— STOP !

Quelle entrée en scène ! Digne des plus grands ! Un véritable showman de l’épouvante ! Et pourtant, le cri ne fut pas celui du second protagoniste, supposée victime de ma blague. Je me suis figé devant cette incohérence. N’est-ce pas l’humaine qui ordonne ainsi ? Et l’oiseau, où en est-il ?

... ... ... ... ...

Lorsque mes yeux se rouvrent, je suis allongé sur un coussin humain. Je réalise qu’une énorme rayure atrocement douloureuse traverse la partie droite de ma Citrouille. Aouch… la star s’est effondrée, terrassée par sa némésis. J’entends les ronflements de l’humaine, en hauteur, sur un lit que je devine plus confortable encore que mon coussin. Je peux me redresser et flottille à nouveau. Rien de grave, heureusement, mais l’attaque vol du Rapasdepic a bien failli écourter ma mort. Deux fois, d’affilé ! Cet oiseau est un sacré morceau. Il va falloir l’appréhender autrement, trouver l’occasion de l’atteindre sans qu’il puisse contre-attaquer. Les blagues seront poussées, aussi machiavéliques que sécuritaires. Brrr, j’en tremble d’avance !

Tiens ? Quelle est cette tête jaune aux deux yeux ronds qui me fixe ? J’interroge ce mystérieux Insolourdo à la gueule encore couverte d’une nourriture récemment engloutie. A-t-il vu ma prestation ? Qu’en a-t-il pensé ?
Hélas, il n’a rien vu. Lui ne sort que la nuit, quand l’enfant dort. Par contre, il a tout entendu. Il l’a entendue pleurer, par ma faute. Mais c’est qu’il me réprimande, en plus ? Mes deux flashs s’illuminent et le pointent pour juger sa prestation d’un dégoût évident. Ses yeux brillent d’une lueur rougeâtre. Haha ! Quel idiot, une attaque normale sur un spectre comme moi ? Peuh, amateur ! Tu ne mérites pas de partager ma scène.
Une lueur sombre l’entoure. Mes rires s’arrêtent aussitôt. Mon état me permet à peine de voleter, j’aimerais éviter d’affronter un Pokémon connaissant cette attaque. Poursuite : le combat, ou la mort, la fuite n’étant plus une option. Je redescends sur le coussin, à l’écoute de ses réprimandes.

Kata n’a pas réussi à retenir l’oiseau. Il m’a frappé de plein fouet, et elle fut contrainte de le ramener dans sa ball pour m’éviter un sort funeste. Le rapace est de nouveau puni, par ma faute. J’en suis plutôt satisfait, mais je sens qu’à travers ses paroles, cette conclusion est une réprimande.
Bien sûr, ma némésis s’est également faite sermonner, du fond de sa prison sphérique. Tout le monde y a eu droit, à l’Insolourdo moralisateur ! Mais dans mon cas, je sens qu’il insiste un peu. Contrairement au rapace, je n’ai aucun passif avec la jeune fille, aucune raison de lui infliger mes désagréments. Certes… Mais que serait une vie sans blagues ?

L’ultimatum arrive. Il se fiche pas mal de notre histoire, entre le Rapasdepic et moi. Tout ce qui l’importe, c’est l’humaine. Si mes blagues font de nouveau souffrir Kata, je le regretterai. Si je veux réellement punir l’oiseau, il faudra que je le fasse autrement.
Eh bah, vous parlez d’une limitation ! D’abord ma proie bien trop forte pour moi, puis ce protecteur qui m’interdit d’agir en présence de l’humaine. Et comment je fais, moi, pour le juger, ce tueur de spectre ?

"Au fait… Elle t’appelle Ciboulette."

Je ricane à ces derniers mots. C’est une blague, non ? L’insecte déploie ses minuscules ailes pour bondir jusqu’au lit sans répondre. L’information est passée, il n’a rien de plus à ajouter. Trop sérieux, celui-ci ! Il devrait faire une bonne blague de temps en temps, ça le décoincerait ! Heureusement, après une dernière inspection de l’état de sa protégée, il quitte la scène en retournant se cacher dans sa pokeball.
Eh bien… Me voilà tombé dans une troupe. J’en viens à me demander si je ne devrais pas écourter le jugement du Rapasdepic et rentrer chez moi immédiatement…