Saison Un

: Obscure Prophétie

Du temps pour soi

Inspiration, expiration. Inspiration, expiration.

Bien que Sören pratique la course depuis de nombreuses années maintenant, il lui arrive encore de devoir réguler sa respiration en se répétant les deux étapes essentielles. Une respiration mal placée et c’est le point de côté assuré. Et s’il peut s’éviter cette douleur désagréable, alors ça vaut le coup de répéter incessamment “inspiration, expiration” dans son esprit. Ce n’est pas comme si qui que ce soit pouvait l’entendre de toute façon.
Ses foulées s’allongent tandis que le chemin s’élargit. Aucun obstacle ne risque de le faire trébucher, alors il accélère un peu, puise dans son énergie et adapte sa respiration en conséquence. Derrière lui, Jasper tient le rythme. Le Lixy a toujours apprécié courir à ses côtés, et Amonita sait que les jeunes Pokémon ont de l’énergie à revendre. Parfois, Jasper file entre ses jambes et prend de l’avance - d’autres fois, il traîne un peu en arrière, préférant observer les alentours plutôt que vider ses batteries. Au bout du compte, Sören comme Jasper y trouvent une grande satisfaction. Ainsi l’étudiant en histoire s’accorde-t-il une course chaque jour - plus ou moins longue selon son emploi du temps, évidemment. Il y a des jours où les devoirs lui demandent beaucoup trop de temps pour qu’il puisse se dégager plus d'une vingtaine de minutes. Mais c’est toujours ça de pris, alors Sören s’en contente.

Une goutte de pluie s’abat subitement sur son nez. Comme prévu, le temps est orageux sur la route reliant Vigneaux à Bivouac. Il espérait arriver jusqu’à la ville avant de se prendre la pluie, mais la chance n’est visiblement pas de son côté. Alors ses yeux balaient les environs du regard, cherchant un abri suffisant où attendre une accalmie. Il avise alors un petit ponton près duquel flottent quelques barques - et, un petit peu plus d’un mètre plus loin, où se dresse une petite construction en pierre où il sera parfaitement à l’abri. Rapidement, il interpelle Jasper et les deux comparses se pressent sur la rive de l’étang afin de rejoindre leur refuge improvisé. Bientôt, la petite pluie se transforme en réelle averse, les grosses gouttes de pluie rebondissant sur l’eau et formant des ronds comme de milliers de petites pierres jetées sur la surface.
Rassuré d’avoir trouvé un abri à temps, Sören soupire de soulagement et s’étire tranquillement, préparant ses muscles à l’immobilité à venir. Heureusement, son petit refuge est équipé d’un banc, sur lequel il se laisse tomber sans attendre. Le bruit de la pluie créait une atmosphère à la fois sereine et nostalgique, dans laquelle Sören plonge sans même s’en rendre compte. Ses yeux se perdent dans le lointain tandis que Jasper s’installe à ses pieds pour s’offrir une toilette bien méritée. Comme il est agréable de se retrouver seul, parfois. Sören a rarement eu ce plaisir dans sa vie : il est entouré depuis sa plus tendre enfance. Et même s’il apprécie sincèrement la proximité des autres … il faut bien avouer qu’un peu de solitude, c’est une sensation apaisante et nécessaire. Ne serait-ce que pour se remettre les idées en place et se recentrer un peu sur soi-même. Chose que Sören a bien du mal à faire, depuis la catastrophe survenue récemment à Mistral...

Du temps pour soi

Un silence religieux pèse dans l’abri de fortune. Seul le martèlement des gouttes de pluie sur le sol et à la surface de l’eau résonne à un rythme régulier, presque hypnotisant. Assis sur son banc, Sören laisse ses pensées vagabonder, songeant tantôt à ses partiels à venir, tantôt à sa famille demeurée à Kedal. S’il essaie de toutes ses forces d’arrêter de songer aux catastrophes survenues récemment, il finit toujours par y revenir, qu’il le veuille ou non. Il n’ose même pas imaginer la terreur qui a du secouer les kedalois, mais partage toute la douleur des nombreuses familles endeuillées. Au fond de lui, il a même encore toutes les peines du monde à croire que sa mère et sa sœur ont péri. Il se dit naïvement que, la prochaine fois qu’il remettra les pieds à Kedal, il sera accueilli par les bourrades maladroites de sa génitrice et les piaillements enfantins de Stella. Elle était si jeune … Elle avait encore toute la vie devant elle. Et pourtant, sa vie a été fauché, volé, détruite. Tout ça en l’espace de quelques heures. De nombreuses Ecremeuh de son père y sont restées aussi, et leur grange n’est plus qu’un immense tas de cendres, un tombeau même. Kedal arrivera-t-elle seulement à se relever de tout ça ? Et son père, désormais seul avec le reste de sa famille et son exploitation amputée de moitié … quel avenir pour eux ?
Sentant le désespoir revenir au grand galop, Sören pousse un long soupir et ravale ses larmes. Bien qu’il veuille prétendre le contraire, il n’y a absolument rien qu’il puisse faire pour aider sa famille. Si ce n’est travailler dur, décrocher un travail et les aider financièrement. Il a bien failli tout quitter pour revenir auprès des siens, mais son père a refusé. Par fierté sans doute, mais également par volonté de voir son fils aîné réussir loin des champs. Sûrement les événements récents lui ont-il fait réaliser à quel point la vie peut être éphémère, et qu’il est important pour chaque être humain de la mener de la façon dont il le désire. C’est, en tout cas, ce que Sören veut croire.

Des pas résonnent alors dans le lointain, puis des éclats de voix. Tiré momentanément de ses sombres pensées, le jeune homme relève la tête pour tenter d’apercevoir la source de tout ce vacarme. Un Pokémon déboule soudain devant lui, trempé jusqu’aux os. Il faut un petit moment à Sören pour y reconnaître un Caninos, puisque la pauvre créature ne possède par ses touffes beiges si caractéristiques de son espèce. Il se contente de son poil orangé et zébré, qu’il ébroue pour le débarrasser de la pluie. Il envoie ainsi des gouttelettes en plein sur Jasper, qui se redresse en feulant avant de grimper sur le banc auprès de son dresseur, se tenant éloigné de ce nouveau venu particulièrement désagréable. Une jeune fille apparaît alors à sa suite, tout aussi mouillée. Contrairement à Sören et Jasper, ces deux-là n’ont pas eu la chance de se mettre à l’abri avant le début de l’averse. Après une petite réprimande à l’attention de son Caninos, la demoiselle lève les yeux vers Sören pour le saluer. Mais aussitôt que leurs regards se croisent, ils semblent se reconnaître l’un l’autre. Ce visage n’est pas inconnu au kedalois, c’est une certitude. Et d’ailleurs, c’est sûrement au milieu de la campagne qu’ils se sont déjà croisés. Néanmoins, les gens changent très vite en deux ans, notamment les plus jeunes, alors il a bien du mal à remettre un prénom sur cette bouille enfantine. Jusqu’à ce que …

▬ … Kata ? La fille de monsieur Strophe, le chasseur ?

Sören est quasiment sûr d'avoir vu juste. Son père était un fervent admirateur de monsieur Strophe dans sa jeunesse. Il paraîtrait d'ailleurs qu'il rêvait de partir en chasse également, dans ses folles années. Puis il a rencontré sa femme et a fondé une famille ... alors reprendre l'élevage de son père s'est présenté comme l'unique solution pour nourrir tout ce petit monde. Élever des Ecremeuh laitière est une vie bien moins palpitante, mais bon ... tandis que monsieur Strophe proposait du gibier, monsieur Comiski proposait du bon lait ! Chacun son affaire, en soi.

▬ Tu as bien grandi dis-moi ! J'ai failli ne pas te reconnaître. Mais que fais-tu si loin de Kedal ..?

Du temps pour soi

Camiski qui font des Meuhmeuh ? Un léger rire échappe à Sören. Son père serait sûrement honoré qu’on lie autant son nom à son élevage - et sans ironie ! Il a dédié tellement d’énergie dans sa ferme qu’il n’est pas peu fier du lait qu’il produit. Il faut dire qu’il est délicieux, sûrement le meilleur de tout Mistral. Du moins, du point de vue de Sören. Depuis qu’il a rejoint la ville et qu’il consomme du lait en brique vendu dans les épiceries, il réalise à quel point le lait de la ferme lui manque. Il lui est déjà arrivé de boire directement au pis, quand le lait est encore gras et tout chaud. La grande majorité de la population ne le consomme jamais comme ça, mais les éleveurs savent reconnaître les qualités gustatives du lait frais.
En tout cas, la prononciation de Kata sur son prénom est plutôt mignonne à entendre. Il faut dire que ce n’est pas un patronyme commun. Sören ignore comment ses parents ont déniché un nom pareil mais depuis son enfance, il a souvent été écorché. Même ses professeurs à la fac arrivent à se tromper, à coup de “so-reine” ou “so-ran”, tandis que la vraie prononciation est “seu-reine”. Néanmoins, le kedalois a abandonné depuis des années l’idée de corriger incessamment les autres. Ce n’est pas si grave, en soi. Ce n’est qu’un prénom, et il en faut plus pour le vexer !

Face à l’impression débit de paroles de Kata, Sören abandonne vite l’idée d’en placer une entre deux exclamations. Autant attendre qu’elle ait fini pour lui expliquer calmement le pourquoi du comment. Il l’écoute donc bavarder avec un léger sourire aux lèvres, tantôt impressionné par la licence de ranger qu’elle exhibe fièrement, tantôt amusé de la voir tenter vainement de se sécher les mains. La pluie ne l’a vraiment pas épargné ! Et sa Caninos ne semble vraiment pas apprécier cela, car elle tente de plusieurs manières de sécher son pelage alourdie par la pluie. Sören attrape alors son sac à dos et en tire une serviette sèche. Il s’en sert généralement pour s’éponger le front après la course mais … Il n'a pas eu beaucoup l’occasion de transpirer avant que l’averse ne débute. Alors il tend la serviette propre à Kata :

▬ Tiens, sèche-toi. Et profite en pour éponger un peu Flammy, avant qu’elle ne pique une crise !

C’est alors qu’un éclair éclairci le ciel, suivi quelques secondes plus tard d'un lourd fracas. Un frisson dégringole alors dans le dos de Sören. Comme la plupart des habitants de Vigneaux, les orages provoquent chez lui des sueurs froides depuis les dernières catastrophes. Pendant un instant, il se revoit dans ce placard à balais, tremblant de tous ses membres, craignant pour sa vie. Difficilement, il ravale sa salive et constate à quel point les yeux de Kata semblent … étranges. Quelque peu intrigué, il tente de concentrer son attention sur son ancienne voisine pour oublier l’orage qui remue ses entrailles.

▬ En fait euh … j’habite à Vigneaux, j’y suis des études … d’histoire. Mais dis-moi… tu as quoi à tes yeux ..?

Du temps pour soi

A peine Sören cède-t-il la serviette à Kata que cette dernière se hâte de s’éponger la figure ainsi que les cheveux. Il faudra bien plus que cela pour sécher ses vêtements mais c’est toujours mieux que rien. Et la jeune fille semble ravie de pouvoir chasser le surplus d’eau perlant sur sa peau. La Caninos, impatiente, jappe même à leurs pieds, comme si elle intimait à sa dresseuse de se dépêcher un peu. Sur le banc, Jasper fait le dos rond, prêt à mettre un coup de patte à l’animal s’il osait s’approcher un peu trop de lui. Le Lixy n’a jamais eu une grande confiance en ces pairs Pokémon, sûrement parce que l’un d’eux est à l’origine de ses anciennes blessures. De ce fait, il se tient à distance, aux aguets, prêt à se défendre au moindre signe suspect. Pour le rassurer, Sören tente une caresse sur son pelage bleu - mais Jasper le chasse d’un coup de patte, trop fier pour se laisser ainsi dorloter en public. Le garçon n’insiste pas, préférant lever les yeux vers Kata occupée à éponger son Pokémon. La Caninos, visiblement peu ravie par ce traitement, bouge dans tous les sens. Du point de vue de Sören, la scène est tout à fait comique. Ainsi laisse-t-il un petit rire franchir la barrière de ses lèvres. Flammy n’est pas différente de Jasper, la première fois qu’il a tenté de le sécher après un bain.

Néanmoins, Kata s’arrête d’un coup dans son action pour braquer sur le kedalois un regard étonnamment triste. Ne comprenant pas vraiment d’où peut venir une pareille réaction, Sören lance un regard derrière lui, comme s’il avait manqué quelque chose ou pour vérifier si ce regard lui était bel et bien adressé. Soudain, la jeune fille bondit sur ses jambes pour se jeter dans ses bras, visiblement attristée d’apprendre où le kedalois avait posé ses valises depuis deux ans. Fait-il référence à la catastrophe ayant touché la ville …? Certes, ce fut une terrible expérience, mais comparé à ce qui est arrivé à Kedal, leur ville natale, peut-il vraiment se plaindre ? Et la voilà qui considère désormais Vigneaux comme la pire ville du monde … A ce point ? Pourtant, Sören ne la trouve pas si désagréable. S’il a mis du temps à s’y acclimater au début, il se sent désormais vraiment comme chez lui. Il connaît les petits recoins de la ville, les meilleurs commerces, les bars où ils font les meilleurs cocktails … Bref, même si de nombreuses personnes en doute encore, Sören a sincèrement l’impression d’avoir trouvé sa place au cœur de Vigneaux malgré ses origines campagnardes. Après tout, cela fait désormais plus de deux ans qu’il y habite - et donc plus de deux ans qu’il n’a pas remis les pieds dans un champ. Du moins, pour y travailler.

Kata relève alors ses yeux étranges vers Sören. Il ne saurait dire pourquoi, mais ce regard lui donne des frissons de terreur. Il se surprend même à regarder ailleurs, comme s’il ne supportait pas de les fixer trop longtemps. Un Pitrouille dans sa tête ? Mais qu’est-ce que c’est encore que ça ? Et comment ça, il est dans sa tête ? Sören sait bien que les types Spectres ont des pouvoirs étranges mais à ce point ? Un frisson dégringole le long de sa colonne vertébrale.

▬ Comment ça … dans ta tête ? Comment ça se fait ?

Poussé par la curiosité, voilà que Sören tapote doucement le front de Kata, comme s’il espérait voir la petite citrouille en sortir. C’est bien la première fois qu’il entend une chose pareille. Et pendant un instant, il se demande s’il n’est pas simplement endormi, et que son rêve prend une tournure bien trop étrange pour être réelle. Il a déjà oublié tout ce qui concerne Vigneaux et le drôle de sentiment que semble ressentir Kata à l'égard de la ville. Seul ce Pitrouille dans sa tête retient son attention...

Du temps pour soi

Le poil hérissé tout le long de sa colonne vertébrale, Jasper émet des grognements menaçants à l’égard de la Caninos. Si elle semble prendre un malin plaisir à l’embêter, le lixy n’apprécie absolument pas ce comportement. De l'électricité commence d’ailleurs à crépiter autour de lui, signe qu’il est prêt à attaquer d’une seconde à l’autre. Si Flammy le touche, elle est certaine de se recevoir une bonne châtaigne. Jasper n’est pas vraiment le Pokémon le plus sociable qui soit, bien au contraire. Pourtant, Sören a toujours pensé que les Lixy étaient des Pokémon plutôt bonne pâte, le genre qui apprécie les gratouilles et les nouvelles rencontres. Néanmoins, Jasper ne correspond absolument pas à ce profil. Qui sait ce qu’il a pu vivre avant que le kedalois ne le recueille ? Il était vraiment dans un sale état … il aurait pu y passer si l’étudiant ne l’avait pas trouvé. Et dire qu’il coupait juste à travers champs pour rejoindre plus rapidement la ferme de ses parents … Comme quoi, le destin est parfois bien mystérieux. Parce que Sören n’est pas du genre à croire au hasard. Tout ce qui peut arriver, c’est dans un but précis, aussi minime l’événement en question peut-il paraître. Or donc, il estime qu’il n’a pas croisé la route de Jasper par hasard. Ils devaient être réunis, pour le meilleur et pour le pire.

Il en va de même pour Kata. Il aurait pu croiser n’importe qui sous ce pont, et pourtant c’est son ancienne voisine qui se dresse sur son chemin. A l’heure actuelle, il ne saurait pas dire si une raison particulière se cache derrière ces retrouvailles inopinées, mais toujours est-il qu’elles demeurent une bonne surprise. Même si Sören ne sait pas vraiment quoi penser de tout ce que Kata peut lui expliquer concernant son Pitrouille. Difficile de suivre les flots de paroles d’une enfant si jeune, qui explique tout avec ses propres mots. Quelque peu perplexe, il la regarde sans vraiment comprendre. Les âmes ? La malédiction ? Fait-elle référence à ce qu’il s’est récemment passé à Mistral ? Malgré sa curiosité pourtant si gourmande en temps normal, il n’a pas été capable de se renseigner plus que ça sur les catastrophes survenues il y a quelques semaines. L’idée d’en savoir plus le ramenait immanquablement à toutes ces horreurs qu’il a vécu, des orages terribles de Vigneaux à la perte de deux membres de sa famille à Kedal. Sören fait un peu le Doduo, mais moins il entend parler de tout ça, mieux il se porte. A l’heure actuelle, toute information supplémentaire ne sert qu’à nourrir davantage les démons qui le hantent.

Tout en se massant l’arête du nez, Sören s’exclame :

▬ Attends, attends … Je ne comprends absolument rien. C’est quoi cette histoire … d’âmes ? Et comment a-t-il fait pour rentrer dans ta tête ? Peut-il … te contrôler ? Te forcer à faire des choses que tu ne veux pas ?

Du point de vue de Sören, à l’heure actuelle, Ciboulette le Pitrouille lui apparaît comme un parasite implanté dans le cerveau d’une fillette. Et cela ne lui inspire vraiment rien de bon. Surtout avec cette histoire d’âmes, de malédiction, de sauvetage … A-t-il un rapport, de près comme de loin, avec les catastrophes récentes ? Sören n’a-t-il pas entendu parler d’un Pitrouille dans les ragots que l’on chuchote dans les rues de Vigneaux ? Le kedalois porte rarement des oreilles attentives aux on-dits, justement parce qu’ils ne sont absolument pas fiables, mais … maintenant qu’il y pense, peut-être y a-t-il un rapport avec l’histoire saugrenue de Kata ? Une part de lui espérerait qu’il se trompe sur toute la ligne. Mais une autre lui chuchote qu’il n’est peut-être pas si loin du compte...