Saison Un

: Obscure Prophétie

Et nous y voilà : le début des gorges du Vermillon. Les fameuses ! Celles qui séparent Kedal du reste du monde. On pourrait croire que je voudrais rentrer chez moi : sincèrement, je préfèrerais éviter. Je recherche plutôt un brin d’aventure dans ma vie. Un peu de difficulté, d’effort physique, et une bonne exploration. Tout cela pour oublier le passé et me focaliser sur la grandeur de l’avenir. Voilà, c’est ça mon idée.

Il parait qu’autrefois, les gorges étaient un rite de passage à l’âge adulte. Que chacun devait les franchir au moins une fois, à sa façon. Alors voilà : moi aussi, je veux être une adulte. Je suis équipée, comme d’habitude, et je me sens prête à affronter ce grand périple. Mon papa sera fier de moi quand je lui raconterai. Ma maman aussi. Et au fond de moi, j’espère même que Fouifi l’apprendra et qu’elle y verra un début de progrès.

Truc est dans mon dos, à l’abri dans mon sac avec uniquement sa tête dépourvue de fleur qui en dépasse. Il somnole à moitié, son museau appuyé contre mon flanc. Le reste de mon équipe n’est pas visible. Peu importe : c’est avant tout mon aventure, aujourd’hui. Je me tiens droite, debout devant les épreuves qui m’attendent. Je les devine en plissant des yeux, plus sérieuse que jamais.
Pourtant, déjà, une question se pose : devrais-je suivre le fleuve, ou couper dés le départ par le haut des gorges ? Tout le monde m’a toujours parlé de canoé durant cette traversé, ou de Pokémon eau. Mais je n’ai pas envie de faire comme tout le monde : je traverserai les gorges à ma manière !

À ces pensées, je tape du poing dans ma paume et m’exclame d’une voix forte :

— T’es prêt, Truc ? La journée va être longue, mais on sera de meilleurs chasseurs demain !

Oh, le pauvre : je l’ai réveillé. Il remue la tête le temps d’un clignement d’yeux, perplexe devant le paysage d’eau et de roche qui s’offre à lui. Qu’il continue à dormir s’il le souhaite : il est vrai que sa contribution durant cette quête personnelle a peu de chance d’être incroyable. Il est handicapé, et je ne l’ai jamais vu user de la moindre attaque pertinente. Pourtant, c’est aussi pour lui que je fais ça. Tu verras, Truc… on deviendra meilleurs, tous les deux… Ensemble !

Hein ? Quoi ? Qui m’appelle ? J’ai d’abord fixé Truc de deux prunelles abasourdies, comme s’il avait subitement obtenu le don de parole, puis le bon sens m’a fait observer les alentours jusqu’à y découvrir une silhouette bien connue.

— Krystal ?! C’est vraiment toi !

Mais c’est ma copine ! Je crois que c’est mon premier sourire depuis des mois. Il est un peu timide, presque hésitant, mais il est là. Je rejoins ma camarade de quelques enjambées légères, la tête emplie d’un tas de questions prêtes à lui poser. Hélas, elle a commencé. Et Truc n’y a pas échappé bien longtemps.

Boum, mon sourire disparait instantanément et devient d’autant plus maussade lorsqu’elle m’interroge sur mes dernières aventures. J’allais lui sauter au cou, mais ça m’a coupé dans mon élan : je ralentis peu à peu et m’arrête à quelques mètres d’elle pour discuter normalement. De son côté, Truc s’est contenté de bramer fort en direction de l’humaine avant de renfoncer légèrement sa tête dans le sac, comme s’il voulait lui cacher son état déplorable.
Je réponds enfin sur la dernière question de Krystal, ma voix basse et évasive contrastant avec l’enthousiasme continu dont j’avais fait preuve à notre dernière rencontre.

— Des tas de choses… Tout un tas de choses…

Il y a à la fois trop à dire, et tant que j’aimerais éviter. Mentir, c’est pas mon dada. Alors pour une fois que j’ai droit à des retrouvailles joyeuses, j’aimerais éviter de tout ruiner en décrivant l’horreur de ces derniers mois.
Mes yeux s’agrippent alors sur la première source de distraction disponible : un œuf attaché en harnais à son épaule.

— Oh, tu as eu un bébé ? ai-je blagué d’un rire forcé.

J'essaye de taquiner l’œuf-vivant du bout de mes doigts, amusés par son apparence si enfantine. Mes yeux reviennent sur mon amie, un poil suppliants malgré tous mes efforts pour ne rien laisser paraître.

— C’est dangereux pour un enfant les gorges, y’a des armés de Nosferapti et plein d’autres dangers. Si tu veux, Truc, N, et moi, on va te protéger ! On comptait les traverser pour faire comme les enfants devenus adultes des histoires ! T’as déjà dû en entendre parler, non ? À l’époque, les enfants devenaient grands en traversant les gorges !

N, c’est mon compagnon lettre qui traine aussi dans le sac, entre les pattes de Truc. Il sortira surement quand il en aura envie. À force de les voir trainer dedans, j’ai fini par l’aménager la sacoche : j’ai rajouté une serviette douce pour séparer mon bordel en acier de leur "espace de vie". Ça doit quand même faire bizarre pour un Daim de côtoyer un piège à Lougaroc comme ça… mais ça n’a pas l’air de le déranger !
Coach ? Fouifi ? Je n’en parle pas, pour l’instant. Même la blessure de Truc reste à l’abri des yeux, camouflée par la fermeture du sac… bien qu’il paraisse évident que le pauvre n’est pas en forme, puisqu’il n’a plus de fleur sur le crâne.

Au début, tout allait pour le mieux. J’ai découvert la mignonne petite Auriel et son caractère de gourmande, elle a même fini par jouer avec mon doigt ! J’ai ensuite eu la surprise de découvrir qu’elle connaissait cette légende également, et qu’elle acceptait mon aide pour traverser les gorges. On en vint même à parler des élections ! Un des rares trucs marrants de ces derniers temps.

— Boarf, c’est pas grave, c’était marrant ! Mon papa le fait à chaque fois, mais on gagne jamais. Il dit qu’on est là pour l’eau position, comme ça les gens nous oublient pas et on leur rappelle qui faut pas aller trop loin.

Comme enlever la chasse. Ils sont fous ces gens à vouloir enlever la chasse ! Heureusement, Oz est pas passé, ça aurait été catastrophique !
J’affiche cependant un air un peu gêné en me frottant l’arrière du crâne à l’entendre parler de ma jambe. Si elle savait ! Depuis qu’on s’est vu, j’ai eu le temps de me la faire recasser puis resoigner, cette jambe. En réalité, elle ne doit pas être en meilleur état que la sienne. Sauf qu’à force, j’en ai eu marre du plâtre.
Bien sûr, souhaitant garder une atmosphère détendue, j’allais répondre sur une blague et prétexter une histoire de jambe prêtée ou autre, quand Truc s’accapare une seconde fois toute l’attention.

Je soupire. Un long soupire de lassitude. On dirait que je vais pas pouvoir y échapper. Ma main se pose sur l'épaule de Krystal, un peu lourde, comme pour la mettre en garde.

— Désolé, je voulais pas t’embêter avec mes problèmes… Oh, et ton bébé devrait pas voir ça.

J’attends qu’elle cache les yeux du Pokémon œuf, ou n’importe quelle autre solution et tourne ma sacoche à l’avant pour l’ouvrir et dévoiler l’état du daim aux yeux de tous. N s’en échappe aussitôt, réveillé par la lumière du soleil. Quant à Truc, il remue légèrement pour s’installer dans l’espace laissé par son camarade en se laissant choir sur le côté contre mon ventre, la cicatrice de la balle ayant traversé son cimier bien visible. Ses pattes arrière restent inertes malgré ses mouvements, il lui arrive même de les bouger du bout du museau par moment pour les déplacer.

— La dame au chapeau l’a soigné, mais les éleveurs de Kedal m’ont affirmé qu’on peut rien faire de plus.

Je caresse la tête du pauvre daim. Celui-ci se laisse faire sans pour autant se montrer amical.
Ma voix s’emporte d’un coup, comme libérée du poids de tant de retenues accumulées :

— Le pire, c’est que je comprends toujours pas ! Il s’est jeté devant… comme ça, d’un coup ! Et il en était content, il me léchait, se frottait contre moi… C’était horrible ! Comme s’il me remerciait, alors que moi, moi je, moi je…

Je referme la sacoche et me laisse tomber sur l’herbe en sentant les larmes venir. Mes mains viennent cacher ma peine en recouvrant mes yeux, insuffisantes : deux rivières s’en échappent déjà pour couler sur ma sacoche dans laquelle Truc a disparu. Il me regarde rarement pleurer. J’ignore si ça le gêne, ou s’il pleure lui aussi durant ces moments. Toujours est-il qu’après un flot de paroles bredouillées, je parviens à retrouver un semblant de mots pour finir mon histoire :

— Et… Et depuis… il est comme ça. Il fuit plus, il écoute, mais… Mais il est comme moi, tout perdu !

Je sais plus quoi faire. Bien sûr, aller dans ces gorges sera une aventure… Mais comment voulez-vous que ça règle notre problème ? Ça ne fera que le repousser à la journée suivante…

Ouuuuh… Heureusement que mon visage était déjà éploré à l’apparition de Shebk, Krystal n’a pas dû me voir déglutir. En voilà un qui me rappelle de mauvais souvenirs… il ressemble tellement à Fouifi !
J’ai essayé de passer outre, l’attention étant toujours focalisée sur Truc. De même, lorsque Krystal s’est enquise d’informations sur les éleveurs de Kedal et l’état de Truc, je n’ai trouvé la force d’y répondre qu’en hochant la tête. Lorsqu’elle entreprend de m’étreindre dans ses bras, je demeure passive et la laisse faire en pleurant.
C’est une amie, Krystal. Une vraie amie ! Je finis par l’agripper de mes deux bras et la serrer fort, remerciant par mon étreinte celle qui me soutient dans la peine. Enfin, après quelques temps, mes pleurs semblent se tarir, dépassés par les bredouillements réconfortants de mon amie.

Je relève légèrement la tête, les yeux aussi rouges qu’humides. On dirait que Krystal a élaboré une solution pour pallier à l’infirmité de Truc. Surpris, ce dernier ressort la tête du sac et la fixe de son incrédulité, les oreilles dressées à son écoute.

— Je… Je crois que ses pattes avant vont bien, oui, ai-je bredouillé à mi-voix.

Mes yeux retombent sur le daim. Celui-ci a sorti ses pattes pour s’appuyer au rebord du sac en guise de réponse, très curieux de ce qu’il entend.

— Mais, la colonne est coupée, ils m’ont dit. Ça se soigne pas. Ton clan fait de la magie ?

Aucune autre idée ne me vient en tête à cette pensée. Quant il s’agit de chasser, je sais me montrer ingénieuse, mais dans la vie de tous les jours… je me trouvais déjà bien rusée en trimballant Truc dans mon sac !
Je rouvre légèrement la fermeture, passant ma main sur le torse du daim en expliquant :

— Je lui fais faire des exercices tous les jours, pour ses pattes blessées autant que le reste. Je veux pas qu’il s’abime plus.

Il tient le coup, l’éclopé ! Si on met de côté son aspect déprimé et ses jambes paralysées, le reste de son corps parait en état de fonctionner. Surtout sa gueule : le voilà qui brâme à l’intention de Krystal et me devance pour l’interroger sur sa solution.

De mon côté, je préfère d’abord lui faire part d’un point précis de notre terrible mésaventure :

— Tu sais, le jour où Truc s’est blessé, il a voulu aller dans les airs, alors je me demandais si je devais pas lui faire pousser des ailes à la place. Mais j’ai aucune idée de comment faire. En tout cas, si tu as une solution pour le faire remarcher, tu risques de devenir sa meilleure amie pour toujours !

Nouveau cri du concerné. Il voulait la réponseuh ! Mais nan, j’en ai pas fini, puisque je rajoute :

— Et la mienne aussi !

Et pouf, nouveau câlin pour faire passer les quelques larmes qui me viennent à nouveau. Personnellement, j'avais fini par accepter que Truc ne pourrait plus jamais marcher. L’idée d’une solution me parait tellement sortir de nulle part… ça me redonne un étrange espoir, alors que pourtant, je n’en sais toujours pas les tenants et aboutissants.

Pendant ce temps, le pauvre N ignoré a décidé de s’offrir une virée du côté des deux Pokémon de Krystal. Il leur tourne autour de son enthousiasme habituel, comme rebondissant dans les airs sur un coussin invisible en clignant de l’œil. Depuis que je me suis un peu rapprochée de lui, la lettre s’est aussi mise à interagir avec les personnes qui m’entourent, comme s’il découvrait le principe de socialiser. Très étrange, ce Pokémon ! Mais puisqu’il s’implique, désormais, je suis bien contente de l’avoir avec moi !

L’enthousiasme de Krystal vis-à-vis de son idée n’en finit plus de me redonner espoir. Mes larmes ont cessé, et je lui accorde à présent toute mon attention. Truc, de son côté, se montre surtout impatient. Il souffle par les naseaux en entendant Krystal me répondre, agacé par ce suspense proche de l’insoutenable.

Je relâche mon amie sitôt qu’elle me le demande.
 
— Oh, pardon !

Petit rire nerveux. J’ignore combien de minutes je l’ai serrée ainsi, mais j’aurais pu continuer longtemps sans son intervention ! Je reste à genoux devant elle, mon regard insistant rivé sur ses mains en l’attente de sa révélation. Mais apparemment, on n’y aura pas droit tout de suite ! Je comprends en la voyant sortir son carnet. Elle va encore dessiner, chouette !
Sauf qu’au lieu de la regarder faire, Truc et moi on va devoir… jouer les nounous.

— Euh... Je…

Petite hésitation. Shebk. Mes yeux pivotent en direction de la Fouinette. Un léger frisson me traverse. Allez, courage Kata… ce n’est pas Fouifi, c’est juste une autre Fouinette. Tu peux pas faire ça à Krystal alors qu’elle se donne autant pour toi ! Je secoue la tête pour éliminer ces divagations et me relève d’un pas déterminé en vue de rejoindre les deux Pokémon.
Hélas, il y en a un qui n’est pas d’accord : Truc râle, s’agite et commence même à sortir du sac, quitte à retomber comme une crêpe avec son arrière train paralysé. Je le rattrape in-extremis. Puis, voyant qu’il persiste à s’agiter sitôt que je fais mine de m’éloigner de mon amie, je décide de lui céder ce caprice. Je l’enroule dans le linge qui sépare son territoire du reste de mes affaire, afin que les deux autres là-bas ne voient rien de sa blessure, puis le dépose contre Krystal.

— J’en connais un qu'il est impatient !

Le timbre se veut blagueur. Malgré cela, le sourire n’y est pas. Le daim s’allonge immédiatement, une tête posée sur la jambe de l’humaine pour essayer d’entrevoir une part du croquis avant qu’il ne soit complété.
De mon côté, je retourne vers Auriel et… et Shebk. N s’amuse déjà avec eux, tout heureux d’essayer un câlin avec le Pokémon œuf ! Il tente de l’enlacer de ses maigres brindilles, bien qu’incapable de la soulever.
Voyant cela, je m’assoie près d’eux sans oser les déranger, juste pour les surveiller. Mon regard dérive, passe de l’un à l’autre jusqu’à se poser sur Shebk. Immédiatement, je tourne la tête, le teint devenu rouge après un frisson de malaise. S’il essaye de s’approcher, je m’écarte très légèrement. J’aimerais ne pas leur transmettre ma gêne, mais… tout cela est encore si présent dans ma tête…

Heureusement, Krystal m’évite le pire en achevant son œuvre. Je reviens vers elle en surveillant du coin de l’œil le trio.

Son idée est… incroyable ! Ma bouche s’est entrouverte dès la découverte du dessin. Des roues ! Comme une brouette !

— Ça marcherait ? me suis-je exclamé sans attendre.

Je reprends le daim entre mes bras en le gardant bien emmitouflé, sa tête seule sortant du linge pour zieuter le dessin. Il approche son museau, hume un peu la feuille sans autre enthousiasme. Je crois qu’il s’attendait à un miracle immédiat, vu la façon dont Krystal le vendait, pas à une future supposition. Je lui caresse la tête avec fougue pour essayer de le revigorer en m’exclamant :

— Tu en penses quoi, Truc ? Avec ça, tu pourras courir, c’est pas génial ? Tout redeviendra comme… comme avant.

Mon enthousiasme d’un tel avenir fond aussi vite qu’il est venu dès la fin de ma phrase. Est-ce que… Est-ce que Truc restera auprès de moi, s’il peut de nouveau courir ? Il me parait si froid, si indifférent… Et là, cet intérêt soudain qu’il a voué à Krystal à l’annonce d’une solution… Ne nourrit-il pas l’espoir de partir, lui aussi, comme Fouifi ?
Je secoue la tête, balayant cette triste mine qui m’a envahie durant un instant. Arrête Kata ! Le bonheur de Truc, c’est tout ce qui compte, même s’il préfère le vivre loin de toi !

— Ta famille saura le fabriquer ? Qu’est-ce qu’ils ont besoin que je fasse ? Truc comprendra mieux quand il l’aura entre les jambes, je suis sûre qu’il sera le plus heureux des Vivaldaim !

La motivation d’y parvenir a enfin fait taire les larmes. Grâce à elle, Truc et moi, on a retrouvé un nouvel espoir ! Enfin, en vrai, Truc boude à nouveau et souffle de déception. Mais moi, oui !